07 Apr 2025

Human smuggling / Le prix du passage : immersion dans les réseaux clandestins de migration au Ghana

Le témoignage de quatre passeurs révèle les motivations et les méthodes des réseaux clandestins.

Le Ghana est reconnu comme une étape clé dans les circuits mondiaux de trafic et de traite d’êtres humains. ENACT a rencontré quatre membres du gang ghanéen des Transporteurs – Tetteh, Kwesi, Addo et Zainab (pseudonymes) – qui ont expliqué comment ils recrutent, font transiter et exploitent les migrants tout au long de leur périple.

Les passeurs utilisent le bouche-à-oreille ou des messages codés sur les réseaux sociaux pour cibler des jeunes désespérément en quête d’un emploi, et attirer d’autres candidats à l’émigration. Les premiers contacts se font en toute discrétion, permettant de négocier les trajets et les tarifs.

« Les frais pour rejoindre l’Europe varient entre 2 000 et 10 000 dollars US », explique Tetteh, 26 ans, diplômé en histoire de l’Université du Ghana. Les prix dépendent souvent de la confiance dans le réseau et de la fiabilité des moyens de transport. Les migrants sont prêts à débourser davantage pour des gangs ayant fait leurs preuves dans le convoyage vers l’Europe.

Les passeurs affirment que les migrants ont le choix, mais cette liberté s’amenuise à mesure qu’ils deviennent totalement dépendants d’eux pour poursuivre leur route. Les vies humaines sont alors considérées comme des marchandises, et les profits alimentent un vaste réseau de recruteurs, de convoyeurs et de fonctionnaires corrompus.

Tetteh qualifie la traversée du Sahara depuis le Ghana de « route de la mort », ponctuée de banditisme, d’extorsions et d’abandons.

Selon lui, les migrants (venant du Ghana, mais aussi du Togo, de la Côte d’Ivoire ou du Burkina Faso) convergent vers la région de la Volta, avant d’être conduits à Bawku, une ville frontalière située dans le Haut Ghana oriental. Avant le départ, les migrants sont informés des dangers, notamment les nombreux postes de contrôle de la police et de l’armée, où les pots-de-vin sont monnaie courante.

Mais les points de contrôle les plus redoutables sont ceux mis en scène par les passeurs eux-mêmes. Tetteh explique que son gang, vêtu de treillis militaires, rançonne les migrants pour instaurer un climat de peur et de soumission.

« On fait en sorte que les menaces soient terrifiantes : prison, arrestation… », dit-il. Certaines femmes incapables de payer sont victimes d’exploitation sexuelle. Tetteh affirme condamner ces actes, tout en justifiant son rôle par le chômage généralisé : « Si ce n’est pas nous, un autre gang s’en chargera. »

Les points de contrôle les plus redoutables sont ceux mis en scène par les passeurs, où l’extorsion instaure un climat de peur

À Bawku, les migrants sont entassés dans des logements surpeuplés, avant d’être acheminés jusqu’à Diapaga, au Burkina Faso – un trajet de sept heures sur 342 kilomètres de pistes arides. Diapaga sert de point de passage vers Agadez, au Niger, à l’issue d’un périple exténuant de 1 200 kilomètres. Entassés dans des camions ouverts, les migrants endurent une chaleur accablante, des nuits glaciales, la déshydratation et la violence. « Le désert n’épargne pas les faibles », prévient Kwesi.

Agadez constitue un carrefour du trafic, marquant le début de la phase la plus périlleuse du voyage. De là, il faut encore parcourir 640 kilomètres jusqu’à Dirkou, une ville nigérienne reculée, infestée de bandits armés. « Ils vous dépouillent. Il faut payer tout ce qu’ils demandent, ou vous serez abandonné dans le désert. Et si vous êtes une jeune femme, vous risquez d’être agressée sexuellement. »

Tetteh confirme : « Il n’est pas rare que des bus tombent dans des embuscades. Les migrants sont dépouillés, parfois avec la complicité du conducteur. Les agresseurs, cagoulés et armés, surgissent du désert, menaçant de tuer tout le monde. Le véhicule est saisi avec son conducteur, qui est généralement dans le coup. »

Les passagers sont ensuite livrés à eux-mêmes, exposés au soleil brûlant le jour et au froid mordant la nuit. Ils doivent encore atteindre Madama, à 330 kilomètres, un point de transit crucial vers la Libye. Là, ils sont de nouveau confrontés à l’exploitation, aux extorsions et aux violences, aussi bien de la part des passeurs que des autorités corrompues. « Il faut encore payer pour continuer. Ceux qui n’ont plus rien ou se sont fait voler meurent dans le désert », conclut Tetteh. La prochaine étape, Sebha, est située à plusieurs centaines de kilomètres.

Addo, ancien pêcheur devenu passeur, la décrit comme « la capitale des trafiquants », première grande ville libyenne sur la route. Les migrants y sont souvent enfermés dans des « maisons de transit », de véritables prisons où ils endurent tortures et violences, utilisées comme moyens de pression pour extorquer de l’argent à leurs familles.

Les paiements passent par des circuits informels, appelés hawalas, permettant des transferts rapides et discrets aux passeurs. Ceux qui ne peuvent plus payer risquent d’être vendus comme esclaves. La poursuite du voyage dépend des versements, piégeant de nombreux migrants dans l’engrenage de l’exploitation, y compris sexuelle.

Zainab a été séquestrée pendant plusieurs mois dans une maison de transit à Sebha, où elle a subi des violences physiques et sexuelles. Ancienne étudiante en sciences politiques, elle avait tout quitté pour tenter sa chance en Italie. Trompée par un ami, elle s’est retrouvée piégée dans les réseaux de trafic en Libye.

Les migrants sont entassés dans des camions ouverts et endurent une chaleur accablante, des nuits glaciales, la déshydratation et la violence

« Chaque nuit, j’étais contrainte à la prostitution », confie Zainab. Après avoir économisé 1 000 dollars US en sept mois, elle a réussi à s’échapper et à rentrer au Ghana.

Ironie du sort, Zainab est aujourd’hui une figure influente du réseau de passeurs, mettant à profit son expérience pour sensibiliser d’autres femmes aux dangers du voyage. Surnommée « la conseillère », elle leur prodigue des conseils pour rester en sécurité et sur ce qu’il faut faire ou éviter tout au long du parcours. Ce faisant, elle contribue aussi à améliorer la réputation des passeurs, qui attirent ainsi de nouveaux clients.

« J’aide les gens à réaliser leurs rêves », dit-elle. Un témoignage qui illustre à la fois la détresse des migrants et l’ambiguïté des passeurs. En se présentant comme facilitateurs et protecteurs, ces derniers gagnent la confiance de migrants vulnérables, notamment des femmes avec enfants, qui les perçoivent comme une option moins risquée dans un système brutal.

Ce double rôle renforce leur efficacité, soulignant la complexité et les paradoxes des réseaux de traite.

« Les gens viennent à nous parce qu’ils n’ont pas d’autre choix », explique Addo, évoquant le chômage des jeunes et l’absence d’opportunités économiques. Les récits de réussite, amplifiés par les réseaux sociaux, incitent les familles à rassembler leurs économies dans l’espoir de futurs transferts d’argent. « Un jour, un père m’a supplié de prendre son fils. Il m’a dit que c’était leur seul espoir de survie. »

Si le trafic de migrants constitue l’activité principale, Addo reconnaît que tous les gangs pratiquent aussi la contrebande de drogues et d’armes, notamment dans les zones côtières de Tema, Sekondi, Elmina, Takoradi et Cape Coast. La corruption sous-tend ces opérations, les pots-de-vin versés aux fonctionnaires facilitant la fabrication de faux documents, le contournement des inspections et le passage sans encombre aux frontières et dans les ports.

Les passeurs interrogés par ENACT révèlent que beaucoup, comme Tetteh et Addo, se sont lancés dans ce trafic par nécessité. D’autres, comme Zainab, y ont été entraînés par les circonstances. La plupart justifient leur implication en évoquant l’absence d’alternatives. « Nous rendons service à des personnes qui ont été abandonnées par leur gouvernement. Pourquoi ferais-je cela si j’avais un vrai travail ? », demande Tetteh. « Ici, les jeunes n’ont aucun avenir. »

« Pourquoi ferais-je cela si j’avais un vrai travail ? Ici, les jeunes n’ont aucun avenir. »

Zainab abonde dans ce sens : « Si le gouvernement créait des emplois, il y aurait moins de gangs et de criminalité. Je veux finir mes études. J’ai un peu d’argent maintenant, et ma fille a huit ans. Cette situation n’est pas viable. »

Avec l’arrivée d’un nouveau gouvernement au Ghana, Tetteh garde un espoir prudent : « Ils ont promis des réformes pour les jeunes. On verra bien. Mais quoi qu’il arrive, je ne pense pas continuer en 2025. J’ai mis un peu d’argent de côté. Je veux tourner la page. »

La migration irrégulière reste un phénomène alimenté par les inégalités structurelles, le manque d’opportunités locales et l’absence de voies légales de migration. Y répondre exige bien plus qu’une simple approche répressive.

Le Ghana dispose de cadres juridiques, politiques et opérationnels solides, axés sur la prévention, la protection, les poursuites et les partenariats, conformes aux conventions régionales et internationales. Mais l’État ghanéen peine à inverser la tendance, face à des réseaux puissants qui exploitent la vulnérabilité des migrants.

Une approche globale s’impose : il faut surveiller les réseaux sociaux qui facilitent le trafic, mais aussi les utiliser pour diffuser des contre-récits et encourager les victimes à témoigner. Les ambassadeurs de bonne volonté de l’Organisation internationale pour les migrations au Ghana, Kofi Kinaata et Ama K. Abarese, doivent intensifier leurs efforts pour sensibiliser aux dangers de la migration irrégulière.

À défaut, des profils comme ceux de Tetteh ou Zainab continueront d’émerger, tant que l’espoir d’une vie meilleure subsistera ailleurs.

Feyi Ogunade, coordonnateur de l’Observatoire régional du crime organisé, Afrique de l’Ouest, ENACT, ISS

Image : Panagiotis Papadimitriou/ONUDC

Related

More +

EU Flag
ENACT is funded by the European Union
ISS Donors
Interpol
Global
ENACT is implemented by the Institute for Security Studies in partnership with
INTERPOL and the Global Initiative against Transnational Organized Crime.