08 May 2025

Human trafficking / Les migrants de Sierra Leone paient le prix de leur propre exploitation

Des personnes sans emploi, en quête d’une vie meilleure au Moyen-Orient, se retrouvent piégées dans l’engrenage de l’exploitation et du travail forcé.

Les migrants sierra-léonais, animés par l’espoir d’un avenir meilleur à l’étranger, sont de plus en plus souvent victimes de réseaux de travail forcé dissimulés derrière des programmes de recrutement à l’international.

De faux agents de recrutement et des réseaux de trafiquants profitent de la disposition des jeunes Sierra-Léonais à prendre des risques, alors qu’ils sont confrontés au chômage, à la pauvreté et aux conséquences du changement climatique.

Représentant 74,5 % de la population, les jeunes de Sierra Leone sont particulièrement vulnérables face aux difficultés économiques persistantes : deux tiers d’entre eux ne disposent pas d’un emploi stable.

Selon Chelcy Heroe, fondatrice et PDG de l’Informal Workers Organisation en Sierra Leone, les femmes sont particulièrement exposées aux dangers que représentent les programmes de recrutement abusifs vers le Moyen-Orient. En 2020, les autorités sénégalaises ont démantelé un réseau de trafiquants composé d’agents sierra-léonais et sénégalais, spécialisé dans l’acheminement de jeunes femmes vers le Moyen-Orient dans un but d’exploitation. Ce réseau hébergeait temporairement 87 femmes sierra-léonaises à Dakar, lors de leur long périple.

Partout dans le pays, des recruteurs non agréés enrôlent des femmes et des jeunes désespérés pour le compte d’employeurs qui les exploitent au Moyen-Orient. Le rôle flou de ces agents brouille la frontière entre trafic de migrants et traite d’êtres humains. Ils collaborent avec des réseaux de traite présents dans les principaux points de transit d’Afrique de l’Ouest et du Nord, ainsi que dans les pays de destination.

Les agents réclament 600 à 1 000 dollars pour couvrir le recrutement, la falsification de documents et le voyage

Ces agents diffusent des annonces via des affiches et sur les réseaux sociaux, notamment Facebook et TikTok, promettant des emplois bien rémunérés dans des secteurs tels que la garde d’enfants, la coiffure, le ménage, l’enseignement, la vente, le bâtiment ou l’hôtellerie. Les pays du Moyen-Orient (notamment le Liban, Oman, le Koweït et l’Arabie saoudite) sont présentés comme de nouvelles terres d’opportunités.

En violation de la législation, les agents réclament aux migrants entre 600 et 1 000 dollars US pour couvrir les frais de recrutement, la falsification de documents et l’organisation du voyage, une pratique en totale contradiction avec la Convention sur les agences d’emploi privées de l’Organisation internationale du travail (1997). Une jeune femme de 23 ans, revenue du Liban, a confié à ENACT qu’elle avait dû vendre des biens familiaux et des terres pour financer son départ. D’autres ont contracté des dettes ou volé de l’argent, ce qui les dissuade de rentrer chez eux, par peur d’être stigmatisés ou sanctionnés.

Les faux agents de recrutement, qui font aussi office de passeurs, ont mis en place des itinéraires « mixtes » combinant des trajets terrestres vers des pays voisins, puis des vols vers le Moyen-Orient. Trois raisons principales motivent ce choix d’itinéraire, surnommé « Temple Run » par les jeunes, en référence au jeu vidéo dans lequel on doit enchaîner les obstacles pour espérer décrocher une récompense.

Premièrement, transiter par des pôles régionaux comme le Ghana ou le Sénégal permet d’obtenir des billets d’avion moins chers qu’au départ de la Sierra Leone.

Deuxièmement, cette approche permet aux passeurs de prolonger l’exploitation des migrants, même lorsqu’ils ont déjà payé l’intégralité des frais. Des migrants racontent : « Les agents nous ont dit que le vol avait été retardé et qu’il fallait travailler en attendant. » Ils sont alors contraints d’accepter des petits boulots informels et de verser une commission aux passeurs.

Certaines femmes, croyant se rendre au Moyen-Orient, sont forcées à se prostituer

Pour ceux qui ne peuvent pas payer la totalité de la somme au départ de Sierra Leone, les passeurs proposent de les emmener dans des pays voisins où ils effectueront des travaux pour financer le reste du voyage. Beaucoup se retrouvent exploités sur des chantiers à Diamniadio, près de Dakar, où de gigantesques projets de construction attirent une main-d’œuvre bon marché. Ces migrants risquent d’être arrêtés pour travail illégal ou pour avoir dépassé la durée de séjour autorisée par le Protocole sur la libre circulation des personnes de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest.

Certaines femmes, croyant se rendre au Moyen-Orient, sont forcées à se prostituer dans des zones minières comme Kédougou, au Sénégal. Elles restent captives jusqu’à ce qu’elles parviennent à s’échapper ou ne présentent plus d’intérêt pour les trafiquants. Chelcy Heroe précise que certaines femmes finissent aussi dans des situations de travail forcé ou d’esclavage sexuel, aussi bien dans les pays de transit que de destination.

Enfin, les passeurs cherchent à échapper aux contrôles renforcés imposés par les autorités sierra-léonaises. En 2020, un moratoire de deux ans sur le recrutement international a été imposé, en réponse aux abus signalés. Bien qu’il ait été levé depuis, le durcissement des contrôles a poussé les passeurs à transiter par des pays voisins.

Une fois arrivés au Moyen-Orient, les migrants se voient confisquer leur passeport et sont contraints de travailler sans rémunération, parfois pendant des années. Cette situation est rendue possible par le système de parrainage appelé Kafala, qui accorde à l’employeur l’autorité légale sur le travailleur migrant. En transférant le contrôle des migrants aux employeurs, ce système ouvre la voie à l’exploitation.

Bien que la Sierra Leone ait signé des accords avec des pays comme le Liban, le Qatar, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et le Koweït pour favoriser un recrutement plus sécurisé, les abus persistent. Des employeurs collaborent avec des réseaux de traite afin de bénéficier de main-d’œuvre gratuite. La Sierra Leone, avec l’appui de la communauté internationale et de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), doit exercer une pression diplomatique pour que ces pays adoptent des lois réellement protectrices envers les travailleurs migrants.

Des années de laxisme ont fait prospérer l’impunité avec l’implication de représentants de l’État

En réponse à cette situation, le gouvernement sierra-léonais a mis en place un programme de retour et de réintégration, destiné aux migrants ayant échappé à leurs employeurs ou restés bloqués au Moyen-Orient. En 2021, 2 112 migrants ont pu être rapatriés grâce à la coopération entre le gouvernement et l’OIM.

Depuis quatre ans, l’OIM propose également un mécanisme de remboursement de dettes, pour aider les migrants revenus au pays à honorer les dettes contractées auprès de leurs proches. L’Organisation propose aussi un accompagnement psychologique, des formations, ainsi que des prêts à taux zéro pour soutenir la création d’entreprise. Bien que les effets de ce programme prennent du temps à se faire sentir, il constitue un levier crucial pour offrir aux jeunes Sierra-Léonais des alternatives économiques durables.

Avant 2022, la plupart des affaires de traite étaient classées sans suite, faute de preuves d’exploitation, en vertu de la loi de 2005 sur la lutte contre la traite des êtres humains. Le gouvernement doit désormais appliquer pleinement la loi de 2022, qui criminalise pour la première fois le trafic de migrants.

Cependant, des années de laxisme ont permis à l’impunité de prospérer, notamment du fait de l’implication de certains représentants de l’État.

Aiah Nabieu Mokuwah, directeur exécutif de l’Institute for Drug Control and Human Security, déplore que malgré les vagues de rapatriements, peu d’efforts aient été déployés pour identifier et poursuivre les passeurs et recruteurs qui vendent aux jeunes des promesses fallacieuses de travail à l’étranger. La mise en place de moyens dédiés aux enquêtes et aux poursuites est indispensable pour garantir la sécurité des personnes.

Cela passe également par des campagnes actives de sensibilisation communautaire, en particulier face au phénomène du « Temple Run ». Tisser des liens de confiance avec les populations locales encouragerait la dénonciation des passeurs et recruteurs, qui s’infiltrent dans les communautés et opèrent via les réseaux sociaux.

Ndubuisi Christian Ani, chercheur principal et coordinateur de projet, ENACT, ISS

Image : Muse Mohammed/OIM

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