06 Sep 2022

Drug trafficking / Le Maroc doit accélérer le déploiement de sa loi sur le cannabis

Il devient urgent d’agir pour gagner l’adhésion des cultivateurs et empêcher les trafiquants de blanchir leurs revenus sur le marché légal.

Le Maroc figure depuis longtemps parmi les principaux producteurs de cannabis dans le monde. En juin 2021, le Parlement a adopté une loi visant à légaliser la production de cette plante à des fins médicales, cosmétiques et industrielles. Sa culture et sa consommation dans un but récréatif restent, en revanche, strictement interdites.

La nouvelle législation régit tous les aspects relatifs aux usages licites du cannabis, de l’importation des semences à l’exportation des produits, en passant par les conditions de culture. Cependant, les retards dans sa mise en œuvre créent de la frustration et de la méfiance entre les cultivateurs et le gouvernement – et laissent aux trafiquants la possibilité de poursuivre leurs activités. Cette situation aura des conséquences pour le pays et la région dans son ensemble.

Le Maroc fait partie d’un groupe restreint, mais croissant de pays africains (Afrique du Sud, Eswatini, Ghana, Lesotho, Malawi, Nigeria, Zambie et Zimbabwe) qui cherchent à se positionner sur un marché international du cannabis légal en plein essor. Cette nouvelle politique s’inscrit dans le prolongement des évolutions qui marquent la production de cannabis à l’échelle mondiale. En décembre 2020, par exemple, la Commission des stupéfiants des Nations Unies a reclassé le cannabis sur une liste internationale qui reconnaît son intérêt médical. Le Maroc a soutenu cette initiative.

Pour le gouvernement marocain, cette décision est également l’occasion de répondre aux griefs nourris de longue date par les cultivateurs de cannabis, qui ont le sentiment d’être déconnectés du gouvernement central. Beaucoup se sont tournés vers le commerce illicite de cannabis pour parer aux maigres perspectives de revenus offertes par les activités légales.

Les retards dans la mise en œuvre de la loi créent de la méfiance entre les cultivateurs et le gouvernement

En mars, le gouvernement a officiellement autorisé la culture du cannabis dans les régions d’Al Hoceima, Chefchaouen et Tétouan, en ouvrant la possibilité d’ajouter d’autres provinces lorsque le processus sera plus établi. Ces trois régions concentrent l’essentiel de la production de cannabis au Maroc, y compris les cultures illicites. Certaines des communautés qui y vivent comptent également parmi les plus pauvres du pays. Par cette initiative, le gouvernement entend donc réduire la pauvreté en transférant la production vers l’économie légale.

Régions du Maroc éligibles à la culture légale du cannabis

Régions du Maroc éligibles à la culture légale du cannabis

Source: Amelia Broodryk/ISS, 2022

(cliquez sur la carte pour l'image en taille réelle)

Or, un peu plus d’un an après l’adoption de la loi, l’agence centrale censée réglementer la filière n’a toujours pas vu le jour. Ces retards sont en partie dus aux élections législatives de septembre 2021, qui ont entraîné le report des grandes décisions politiques après le scrutin.

L’année dernière a également été mouvementée sur le plan politique. Le royaume s’est engagé dans une impasse prolongée sur le statut du Sahara occidental, ce qui lui a permis de résoudre plusieurs crises avec ses partenaires européens les plus proches (Allemagne et Espagne) et entraîné la rupture de ses relations diplomatiques avec l’Algérie.

Le professeur Jallal Toufiq, directeur du Centre national marocain de prévention et de recherche en toxicomanie, a déclaré lors d’une table ronde organisée en 2021 que la nécessité d’allouer des ressources financières, techniques et humaines à la nouvelle agence a probablement aussi contribué à ces retards.

Au cours du même échange, Kenza Afsahi, sociologue travaillant sur l’économie du cannabis dans la région du Rif, a indiqué qu’il fallait prendre le temps de poser les bonnes bases. Il est notamment important de sensibiliser toutes les parties prenantes à ces changements, y compris la communauté médicale, et de veiller à ce que les cultivateurs puissent adhérer aux règles régissant la production.

La saturation du marché international du cannabis médical pourrait limiter son potentiel d’exportation

Cependant, même en intégrant ces facteurs, la mise en œuvre reste lente. Les investisseurs marocains, tels que la société CBD Rif, ont exprimé leur réprobation face à ces retards et sont impatients de pouvoir participer au marché légal du cannabis.

L’attente crée des incertitudes et plusieurs questions essentielles sont encore sans réponse. Dans quelle mesure le futur marché légal du cannabis au Maroc (que ce soit pour l’exportation ou pour la consommation nationale) peut-il absorber le niveau actuel de production, par exemple ? L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime estime que la production d’herbe et de résine a dépassé 24 400 tonnes en 2018.

Selon le Dr Khalid Tinasti, expert marocain en matière de drogues, le potentiel d’exportation pourrait s’avérer limité car le marché international du cannabis médical semble saturé. Pour l’heure, il existe peu d’informations sur le volume de cannabis qui sera utilisé sur le marché intérieur à des fins thérapeutiques et pharmaceutiques.

Et alors que le Maroc continue d’interdire toute production pour un usage récréatif, on s’attend à ce que la demande reste forte, tant au niveau national que sur les marchés régionaux et européens du royaume. Les trafiquants conserveront donc des débouchés pour leurs activités.

Ce changement modifiera le paysage du cannabis au Maroc et impactera la criminalité en Afrique du Nord

Cette situation pourrait entraîner la cohabitation de cultures licites et illicites, ce qui compliquera l’application de la loi et permettra aux trafiquants de profiter de ce chevauchement pour blanchir leurs revenus. Le Dr Khalid Tinasti fait observer que « ces groupes sont profondément ancrés dans les communautés locales, ce qui leur assure un accès régulier et rapide aux informations ».

Il devient urgent de prendre des mesures résolues pour créer l’agence et faire du dialogue avec les parties prenantes et les communautés locales une priorité. La lenteur de la mise en œuvre au niveau de Rabat alimente l’incertitude et la méfiance des communautés paysannes, qui jouent un rôle vital dans cette transition. Les petits cultivateurs, en particulier, craignent d’être laissés de côté et de subir la concurrence de puissants investisseurs.

Au vu des retombées potentielles du processus de légalisation sur toute la région, cette stagnation suscite également des inquiétudes en dehors du pays. Le changement engagé modifiera le paysage de cette production importante au Maroc, ce qui aura des répercussions sur les activités criminelles en Afrique du Nord, en Méditerranée et en Europe et obligera les réseaux à s’adapter. La situation est donc à surveiller.

Raouf Farrah, analyste principal, et Tasnim Abderrahim, analyste, Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée

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