24 Oct 2019

Human trafficking / Victimes de la traite en Guinée-Bissau et forcées de mendier au Sénégal

Sous le prétexte d’une éducation religieuse gratuite, des milliers d’enfants deviennent des esclaves dans les rues du Sénégal.

‘Le marabout [enseignant du Coran] a promis à mon père qu’il allait prendre soin de moi et qu’il m’enseignerait le Coran. Mais [lorsque] nous sommes arrivés au Sénégal, il m’a forcé à mendier dans [la] rue. Je devais lui apporter 1 dollar chaque jour. Il me battait sévèrement quand je n’arrivais pas à obtenir ce montant.’

C’est l’histoire d’Alaasane, une ancienne victime de la traite des enfants trouvée au bureau de l’Association des amis des enfants (AMIC) à Gabu, dans l’est de la Guinée-Bissau.

Les familles comme celle d’Alassane confient leurs enfants à des enseignants coraniques qui sont censés inculquer les enseignements du Coran et les valeurs islamiques à leurs élèves. Cela a toujours été une pratique socialement acceptée, mais au cours de la dernière décennie, des enseignants coraniques ont été de plus en plus liés à la traite des enfants à des fins de mendicité forcée.

Les réseaux criminels abusent cette pratique et profitent de la vulnérabilité des familles, en raison de la pauvreté, pour développer une économie parallèle, en exploitant des enfants pour gagner de l’argent. Les régions orientales de Gabu et Bafatá sont les principaux centres de la traite des enfants en Guinée-Bissau.

Au Sénégal et en Guinée-Bissau, les chefs religieux sont considérés comme des autorités religieuses et sont généralement très influents

Selon l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), les enfants forcés de mendier au Sénégal produisent 5 milliards de francs CFA (8 millions de dollars) par an. Les enseignants coraniques, appelés marabouts, utilisent différentes techniques pour recruter de nouveaux enfants.

Au cours des cérémonies religieuses en Guinée-Bissau, ils font venir deux ou trois enfants du Sénégal, qu’ils préparent bien à réciter des versets coraniques. Une fois que les enfants se produisent avec succès devant le public, les marabouts offrent aux parents une éducation islamique gratuite et de qualité à leurs enfants au Sénégal.

En général, les parents acceptent sans poser de questions.

Souvent, les parents considèrent également le départ de leurs enfants de la maison familiale comme une bénédiction, car il y a moins de bouches à nourrir, et ils croient que leurs enfants reviendront après avoir mémorisé le Coran.

Certains marabouts envoient leurs élèves plus âgés dans les villages afin de recruter pour eux. Comme les marabouts, ces intermédiaires utilisent de fausses promesses pour convaincre les enfants de les suivre au Sénégal.

Certains marabouts envoient leurs élèves plus âgés dans les villages afin de recruter pour eux

Une victime de la traite des êtres humains de Guinée-Bissau, âgée de 14 ans, trouvée dans un centre d’accueil pour enfants vulnérables à Dakar, a déclaré à ENACT: « Le jeune marabout est venu chez nous et m’a montré une photo d’une jolie maison. Puis il m’a dit que si j’accepte d’aller avec lui au Sénégal, c’est dans cette belle villa que je vivrais et apprendrais le Coran. »

Auparavant, les trafiquants utilisaient les routes officielles pour transporter leurs victimes vers le Sénégal. Mais depuis le renforcement des contrôles des deux côtés de la frontière en 2016, les trafiquants ont changé leurs stratégies en vue de contourner les plans des autorités bissau-guinéennes et sénégalaises.

Toutefois, compte tenu de la perméabilité de la frontière et de la connaissance des zones frontalières par les réseaux criminels, les malfaiteurs utilisent des routes secondaires pour faire entrer leurs victimes au Sénégal. Les itinéraires les plus utilisés par les trafiquants sont les axes Bafata-Cambadjou-Salikégné et Gabu-Pirada Sare Bakar. ENACT a découvert que certains trafiquants, malgré la surveillance renforcée aux frontières, parviennent encore à faire entrer clandestinement leurs victimes au Sénégal par les voies officielles. Certains responsables sénégalais de la sécurité des frontières sont indulgents envers les enfants de Guinée-Bissau parce que la plupart d’entre eux ne possèdent pas de documents d’identité nationaux.

Quand les trafiquants arrivent à la frontière, ils présentent les victimes comme étant leurs propres enfants. Un fonctionnaire de la police des frontières a déclaré à ENACT que ‘puisqu’ils n’ont aucun document d’identification, il est difficile de vérifier la véracité [de] leur déclaration. Nous devons donc les laisser partir, afin de respecter la règle de la [Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest] sur la liberté de circulation’

ENACT a constaté que les femmes jouent également un rôle important dans la traite des enfants. Pour minimiser les risques de détection et d’interception à la frontière, les criminels confient à leurs épouses le transport des victimes vers le Sénégal. Les réseaux criminels engageraient également les femmes qui voyagent avec eux dans le même véhicule pour les aider à faire passer clandestinement leurs victimes.

Un garçon de 13 ans qui a été victime de la traite a relaté à ENACT: « Quand nous sommes arrivés à quelques kilomètres avant la frontière, le marabout a demandé à des dames qui voyageaient avec nous de nous emmener avec elles et de nous présenter comme leurs propres fils, ce qu’elles ont accepté de faire. »

Lorsque les victimes entrent dans la région du sud de Kolda au Sénégal, certains sont initiés à la pratique de la mendicité et au wolof – la langue nationale du Sénégal. D’autres enfants sont transportés directement vers les grandes villes. Dakar, Saint-Louis, Mbour et Thiès semblent être leurs principales destinations, où ils résident dans des maisons abandonnées ou inachevées.

Les régions orientales de Gabu et Bafatá sont les principaux centres de la traite des enfants en Guinée-Bissau

Les enfants victimes de la traite vivent dans une profonde misère émotionnelle et sont souvent soumis à des abus sexuels de la part d'élèves plus grands ou à des violences physiques lorsqu'ils n'apportent pas le montant journalier qui leur est attribué.

On estime qu’un trafiquant d’enfant à Dakar peut gagner jusqu’à 1 500 000 francs CFA (2 524,35 dollars) par mois de ses victimes, alors qu’à Saint-Louis dans le nord, les criminels gagneraient 375 000 francs CFA (631,01 dollars) par mois. Cet argent est blanchi à travers, par exemple, l’immobilier, l’immigration illégale, le commerce des noix de cajou, l’industrie du charbon et le secteur des transports.

En réponse à ce crime, le Sénégal et la Guinée-Bissau ont tous deux ratifié la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée de 2000 et ses protocoles qui visent à prévenir, réprimer et punir la traite des êtres humains, en particulier les femmes et les enfants, en 2003 et 2007 respectivement.

Ils ont également transposé l’article 5 du protocole dans leur législation nationale en vue de criminaliser la traite des enfants. En mai 2005, le Sénégal a adopté la loi 2005-06. La Guinée-Bissau a adopté la loi 12/2011 en 2011.

Toutefois, il y a des problèmes importants dans l’application des lois contre la traite des enfants dans les deux pays. Selon un juge du tribunal de Tambacounda, cela est principalement dû à un manque de spécialisation du personnel chargé de l’application de la loi, et à l’ingérence des chefs religieux et communautaires dans les affaires politiques.

Pour surmonter ces difficultés, le Sénégal et la Guinée-Bissau devraient établir d’urgence une coopération bilatérale en la matière et leurs polices judiciaires respectives devraient échanger des informations. Les deux gouvernements devraient fournir au personnel chargé du maintien de l’ordre et aux agents des frontières une formation adéquate pour détecter et signaler la traite.

Les chefs religieux devraient également être impliqués dans la lutte contre la traite des enfants en informant la population dans leurs prédications, soit dans les mosquées, soit à la radio. Au Sénégal et en Guinée-Bissau, les chefs religieux sont considérés comme des autorités religieuses et sont généralement très influents. Leur participation pourrait contribuer à ouvrir les yeux de la population.

Mouhamadou Kane - Chercheur, projet ENACT, ISS

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