Le 1er octobre 2024, des pirates nigérians ont enlevé deux fonctionnaires à Idabato, une ville frontalière camerounaise située dans la péninsule de Bakassi. L’un des otages, Ewane Roland Ekeh, a été libéré le 17 mars 2025 après six mois de captivité au Nigéria. Le deuxième, Etongo Ismael, est toujours retenu prisonnier.
Depuis 2021, des mesures résolues de lutte contre la piraterie ont été mises en place dans le golfe du Biafra (aussi appelé « baie du Biafra » ou « golfe de Bonny »), une région océanique qui s’étend de l’embouchure du fleuve Niger, au Nigéria, jusqu’au cap Lopez, au Gabon. Ces mesures ont entraîné un recul global de la piraterie maritime, obligeant les brigands à trouver d’autres activités criminelles pour subvenir à leurs besoins. Beaucoup se sont alors tournés vers les prises d’otages avec demande de rançon, dont Ewane Roland Ekeh et Etongo Ismael ont été victimes.
L’augmentation des prises d’otages dans le golfe du Biafra depuis octobre 2023 peut s’expliquer par sa proximité avec le delta du Niger, épicentre de la criminalité maritime dans la région, dont les eaux échappent en grande partie au contrôle des autorités.
L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) a signalé l’existence de camps de pirates nigérians dans les zones proches de la frontière camerounaise. Cette information a été confirmée par le colonel Ndikum Azieh, commandant du bataillon d’intervention rapide (BIR) Delta du Cameroun, qui a indiqué que neuf groupes de pirates nigérians opéraient dans la péninsule de Bakassi.
D’anciens captifs et des soldats camerounais ont confié à ENACT que les factions actives dans la péninsule de Bakassi avaient établi des bases près d’Apka Irok (dénomination locale de Peacoc Crossing), un village de pêcheurs nigérian. Le site se trouve juste en face de la ville camerounaise de Kombo a Bedimo.
Ces groupes possèdent des structures hiérarchiques bien organisées. L’un d’entre eux, réunissant près de 270 combattants et dirigé par un « roi des frontières », se compose de neuf unités opérationnelles d’environ 30 hommes, chacune supervisée par un « général ». Connus pour opérer dans un large périmètre autour de leurs bases, ces groupes nigérians n’hésitent pas à s’aventurer dans des eaux lointaines, notamment celles de la Guinée équatoriale, de São Tomé-et-Príncipe et du Gabon.
En dehors des activités de piraterie proprement dites, ils enlèvent des habitants dans les zones de mangrove et sur la terre ferme. Selon le colonel Azieh, les pirates adaptent leurs tactiques en fonction de leurs cibles. Pour les cibles de moindre valeur à leurs yeux, c’est-à-dire les femmes et les enfants des villages, les enlèvements peuvent intervenir à tout moment, souvent après le passage des patrouilles de l’armée dans une zone. Pour les cibles de plus grande valeur, comme les fonctionnaires, les pirates collectent des renseignements et frappent la nuit avec des bateaux rapides et des équipes d’une dizaine d’hommes armés d’AK-47 ou de mitrailleuses PKM 7.62. Les opérations sont généralement menées en cinq minutes.
Un fonctionnaire municipal de la péninsule de Bakassi, qui a souhaité conserver l’anonymat, a déclaré à ENACT que les otages étaient emmenés dans des mangroves isolées au Nigéria ou dans des pêcheries de la péninsule de Bakassi, de sorte qu’il leur était extrêmement difficile de s’échapper.
Cette industrie illicite génère d’importants bénéfices pour les groupes criminels qui s’y livrent. Selon les informations disponibles, rien qu’au Nigéria, les rançons versées aux ravisseurs entre juillet 2022 et juin 2023 s’élèveraient à environ 400 000 dollars US. L’argent est réparti entre différents acteurs, notamment les grands chefs, les commanditaires, les chefs de groupe, les négociateurs, les membres spécialisés des équipes, les assaillants, les gardes de camp et les personnes qui apportent un soutien à terre.
Les enlèvements sont de véritables traumatismes pour les victimes et leurs familles. Et compte tenu de la menace persistante, de nombreux responsables administratifs, agents de service et fonctionnaires ne sont présents que par intermittence dans la péninsule de Bakassi, leurs familles vivant ailleurs pour des raisons de sécurité. Ces absences fréquentes de leur poste affectent la prestation de services essentiels.
Les enlèvements mettent en péril la sécurité locale et régionale. Cette zone de navigation joue un rôle vital dans le transport de marchandises, les activités de pêche et l’extraction d’hydrocarbures.
Comme les fonctionnaires locaux, les forces de sécurité sont peu enclines à affronter les pirates. Au Nigéria, elles manquent parfois de ressources essentielles, telles que du carburant, ce qui les empêche de lutter efficacement contre la piraterie. Au Cameroun, notamment dans des villes comme Idabato, les unités de police et de gendarmerie sont en grave sous-effectif.
Le gouverneur de la région Sud-Ouest du Cameroun, Bernard Okalia, a décrété un bouclage total de la péninsule de Bakassi en octobre dernier. Cette décision a provoqué la colère des habitants, qui ne pouvaient plus gagner leur vie, et a intensifié les tensions entre Nigérians et Camerounais dans la région.
Il n’y a pas non plus de coopération transfrontalière efficace au niveau tactique. Et ce, malgré un partenariat politique et stratégique solide établi dans le cadre de l’architecture de sécurité maritime de Yaoundé de 2013, qui a permis la création de centres multinationaux de coopération, d’information et d’échange de renseignements.
Ces accords de coopération n’ont pas été mis en œuvre au niveau des unités administratives et de sécurité situées à des échelons inférieurs. Des soldats du BIR ont expliqué à ENACT qu’ils ne pouvaient pas mener d’opérations contre des pirates souvent stationnés juste de l’autre côté de la frontière, au Nigéria.
Alors que le Nigéria a affiné ses capacités de médiation avec les ravisseurs et les réseaux criminels, d’autres pays de la région n’ont pas encore la faculté de négocier la libération d’otages. C’est pourquoi, par exemple, Ewane Roland Ekeh n’a pas été libéré plus tôt, malgré plusieurs tentatives du négociateur local et des forces de sécurité camerounaises, selon des sources familiales.
En 2022, le Nigéria a adopté une loi interdisant le paiement de rançons, tandis que le Cameroun affirme avec force qu’il « ne négocie pas avec les terroristes ». Cependant, le fait que des rançons aient été payées pour libérer des otages occidentaux donne l’impression qu’il y a deux poids, deux mesures et suscite un sentiment d’abandon et de désespoir au sein des familles des otages locaux.
La famille d’Ewane Roland Ekeh et des journalistes locaux ont indiqué à ENACT que les proches de l’otage avaient réussi à réunir 100 000 dollars auprès d’habitants de la région, de parents, de collègues et de membres de l’élite de la région pour payer sa rançon.
L’insécurité dans le golfe du Biafra s’est récemment aggravée lorsque la Ligue des nations du Biafra (BNL), un groupe armé sécessionniste nigérian opérant dans le nord-est du Nigéria et la péninsule de Bakassi, a annoncé le lancement d’opérations d’ampleur dans la région.
Face à la poursuite, voire l’augmentation des enlèvements contre rançon par des pirates et aux menaces de la BNL, les États du golfe du Biafra doivent appliquer concrètement les accords de sécurité bilatéraux et multilatéraux existants. Ces accords doivent être mis en œuvre au niveau des unités administratives et de sécurité locales afin de permettre une collaboration transfrontalière en temps réel. Les politiques et les opérations doivent être conçues pour lutter contre une large gamme d’activités criminelles maritimes, telles que la piraterie, les vols en mer et les enlèvements contre rançon, à l’instar du projet Deep Blue lancé par le Nigéria.
Un cadre juridique régional assurant le droit de poursuite ou permettant la création d’une force opérationnelle maritime combinée favoriserait la coopération entre les différentes zones d’intervention maritimes et côtières.
Raoul Sumo Tayo, chercheur principal, Afrique centrale, ENACT, ISS
Image : Ali MARTE / AFP