En février 2024, deux femmes ont été arrêtées à Kolofata, au Cameroun, près de la frontière nigériane, pour avoir transporté d’infimes quantités d’engrais à base de nitrate d’ammonium. Cet incident a été rapporté à ENACT par Ntsie Virgile, commandant de la brigade de gendarmerie de Kolofata. Il explique que cet engrais peut être utilisé comme précurseur ou composant d’engins explosifs improvisés (EEI) fabriqués par Boko Haram.
Selon le professeur Mbarkoutou Mahamat de l’Université de Maroua au Cameroun, l’insurrection de Boko Haram dans le bassin du lac Tchad a créé des opportunités spécifiques pour les femmes vivant dans les zones contrôlées par l’État au Cameroun, au Tchad et au Niger.
Boko Haram, connu pour sa vision conservatrice du statut social des femmes, leur accorde davantage de mobilité car il sait qu’elles sont généralement considérées par les services répressifs comme au-dessus de tout soupçon.
L’anthropologue Babette Koultchoumi explique ainsi que certaines femmes ont tiré parti de cette liberté, jouant un rôle de liaison crucial entre les territoires contrôlés par Boko Haram et ceux restés sous l’autorité de l’État. Beaucoup de ces femmes avaient déjà des liens avec Boko Haram et sont revenues du « djihad » sans leur mari, d’autres sont des personnes déplacées ou des réfugiées touchées par la crise actuelle.
Les djihadistes utilisent les femmes pour la logistique, pour des missions d’espionnage et pour faciliter un vaste commerce illicite. Rarement soumises à des fouilles corporelles, elles jouent un rôle non négligeable en faisant passer certains objets importants à travers les postes de contrôle et les frontières. Si, malgré tout, elles sont fouillées et appréhendées, elles subissent généralement un bref interrogatoire avant d’être relâchées.
Les femmes achètent sur les marchés du Cameroun, du Tchad et du Niger des produits pouvant être utilisés comme précurseurs d’explosifs et comme composants d’engins explosifs improvisés. Il s’agit notamment d’engrais, de fils électriques, de piles 9 volts, de téléphones portables, de compresseurs de réfrigérateurs, de récipients métalliques à tête creuse et de tuyaux en métal. Elles passent ensuite la frontière pour acheminer ces produits au Nigéria.
Les femmes partent généralement tôt le matin, au moment où les soldats quittent leurs postes de contrôle pour passer le relais aux comités de vigilance. Les postes de contrôle frontaliers sont conçus pour faciliter la circulation des femmes et des enfants, qui jouent un rôle essentiel dans l’acheminement des produits de première nécessité.
Chaque femme a le droit de transporter jusqu’à cinq paquets. Selon Boukar Limane, commandant en second du groupe de vigilance de Kerawa, les femmes ont recours à différents moyens pour dissimuler des composants d’engins explosifs. Par exemple, elles les attachent sur leur dos comme s’il s’agissait de bébés, les placent dans des bouteilles de quatre litres ou les cachent sous des oreillers. Il leur arrive souvent de diviser ces produits en petites portions qu’elles distribuent à leurs enfants avant de franchir les postes de contrôle.
Une fois qu’elles ont passé les barrages, les femmes livrent les produits directement dans les repaires de Boko Haram ou les déposent à des endroits prédéfinis dans la brousse ou dans des fermes. Les agents de Boko Haram qui récupèrent les commandes paient les femmes en espèces ou en nature avec des moutons, des chèvres et d’autres objets volés, selon un ancien commandant de zone de Boko Haram devenu informateur de l’armée camerounaise. Ce système de troc alimente une économie de guerre florissante dans ces régions en proie à des troubles.
Dans les zones contrôlées par Boko Haram, il arrive également que des femmes déterrent des roquettes non explosées provenant d’hélicoptères de l’armée nigériane abattus, malgré les risques pour leur personne. Elles vendent leurs trouvailles aux membres de Boko Haram pour l’équivalent de 75 € la pièce. Les artificiers de Boko Haram dévissent le tube de la roquette et en récupèrent le contenu, qui permet de fabriquer une trentaine d’engins explosifs improvisés déclenchés par la victime, tels que des mines terrestres.
Un ancien commandant adjoint de la Force multinationale mixte (FMM) a confié à ENACT que beaucoup de femmes arrêtées disaient se livrer à cette activité illicite pour remédier à leur précarité économique et subvenir aux besoins de leur famille. Selon lui, les moyens de subsistance limités, l’insécurité et le changement climatique ont poussé de nombreuses femmes à tirer parti de leur vulnérabilité et de leur innocence apparente en participant à des trafics.
Un agent des forces de sécurité tchadiennes a indiqué à ENACT que le transport d’un seul paquet d’engrais pour Boko Haram pouvait être plus lucratif que la culture d’un modeste lopin de terre. Les bénéfices tirés et la faible probabilité d’être appréhendées ou sanctionnées font de ce trafic une activité rentable et peu risquée
Selon un agent de la FMM, beaucoup de femmes disent ne pas savoir que ces composants servent à fabriquer des explosifs. Ces déclarations sont plausibles dans la mesure où les précurseurs d’explosifs et les composants d’engins explosifs improvisés sont des produits à double usage qui ont des applications à la fois légitimes et illicites.
Pour des raisons de sécurité, les autorités interdisent ponctuellement la vente d’engrais susceptibles d’être utilisés pour réaliser des engins explosifs improvisés. Cependant, ces mesures sont souvent levées rapidement pour éviter une crise alimentaire, car l’agriculture dans cette région dépend des engrais.
Les insurgés utilisent beaucoup d’engins explosifs improvisés. Le général de division Godwin Mutkut, commandant de la FMM, a déclaré en janvier, lors de la cinquième édition du Forum des gouverneurs du bassin du lac Tchad, que les engins explosifs improvisés étaient responsables de 60 % des pertes au sein de la force. Il a indiqué que la FMM avait enregistré 157 attaques de Boko Haram en 2024, dont 54 contre des civils, 34 contre des troupes de la FMM et 70 à l’aide d’engins explosifs improvisés.
La propagande de l’État islamique en Afrique de l’Ouest a montré que le groupe était capable d’équiper des drones d’engins explosifs improvisés, ce qui accroît la menace qu’il représente. La présence d’engins explosifs improvisés perturbe aussi considérablement la logistique des armées nationales et dissuade parfois les agents d’effectuer des patrouilles de sécurité.
Au-delà des opérations et des pertes militaires, le phénomène a également un impact sur les populations. La prévalence et la sophistication croissantes de ces dispositifs vont de pair avec une hausse inquiétante du nombre de morts et de blessés parmi les civils. Dans de nombreuses régions, la prolifération des engins explosifs improvisés empêche le déploiement efficace de l’aide humanitaire et limite l’accès aux personnes touchées par des situations d’urgence. Les engins explosifs improvisés freinent également la circulation des personnes et des marchandises dans des régions déjà instables.
En se concentrant sur la participation des femmes au trafic de composants d’engins explosifs improvisés dans le bassin du lac Tchad, les autorités pourraient mieux agir contre les réseaux qui facilitent la fourniture de ces produits dangereux, conformément aux bonnes pratiques de lutte contre les engins explosifs improvisés.
Il est important que les États adoptent une approche répressive globale à l’égard des femmes mêlées au trafic de précurseurs d’explosifs et de composants d’engins explosifs improvisés. Cette approche doit être fondée sur des éléments probants, et non sur des idées préconçues quant à l’innocence des femmes. En procédant à des enquêtes, des arrestations et des poursuites débouchant sur des sanctions appropriées, les autorités pourraient ainsi décourager les femmes de s’engager dans des trafics pour Boko Haram.
Dans le même temps, les initiatives visant à sensibiliser et à éduquer les populations touchées aux risques et aux dommages associés aux engins explosifs improvisés et aux composants à double usage constituent un outil important à la disposition des États et des organisations de la société civile.
Une réforme des cadres législatifs et réglementaires relatifs aux composants à double usage permettra également de marquer clairement la frontière entre trafic illégal et commerce légal.
Raoul Sumo Tayo, chercheur principal, Afrique centrale, ENACT, ISS
Image : Dominique Catton/Flickr UE