14 Dec 2022

Emerging crimes / Massacre des ânes en Afrique de l’Ouest : un commerce cruel à destination de l’Asie

La mauvaise application des réglementations et des interdictions favorise un trafic régional de peaux d’ânes qui décime la population locale.

Les ânes, si précieux pour les communautés d’Afrique de l’Ouest, sont devenus les proies de groupes criminels organisés transnationaux qui tirent parti des faiblesses de la réglementation, de l’abondance de l’offre en Afrique de l’Ouest et de la demande constante en provenance d’Asie.

Ce trafic est alimenté par un marché grandissant en Asie, notamment en Chine, où l’on prête à la peau d’âne des vertus prisées. La gélatine qui en est extraite, également appelée ejiao, est employée dans la médecine traditionnelle ou à d’autres fins. Elle sert d’aphrodisiaque, entre dans la composition de produits cosmétiques et est utilisée pour soigner des maladies telles que l’anémie, la toux sèche, la fatigue chronique ou les symptômes de la ménopause.

La population d’ânes domestiques a fortement diminué en Chine ces trente dernières années, passant de 11 millions d’individus dans les années 90 à 6 millions en 2013. Or la demande reste forte, les Chinois consommant plus de quatre millions de peaux d’ânes par an pour divers usages.

Les négociants chinois se sont donc tournés vers l’Afrique pour répondre à ces besoins. Au Niger, le nombre d’ânes a chuté de façon spectaculaire. Les exportations de peaux sont passées de 27 000 à 80 000 entre avril 2015 et octobre 2016. Quant au prix moyen d’un âne, il a atteint 122 euros en 2016, contre 29 euros en 2012. Face à cette envolée, l’on peut craindre une disparition de l’espèce dans le pays.

Il faut sensibiliser les populations d’Afrique de l’Ouest aux préjudices économiques et sociaux de ce commerce

Selon certaines sources, une entreprise chinoise abattrait 300 ânes par jour au Mali pour exporter leurs peaux en Chine. Au Burkina Faso, environ 19 tonnes de peaux ont été exportées vers la Chine entre octobre 2015 et janvier 2016.

Les ânes sont tués dans des conditions cruelles, souvent à l’aide d’un marteau ou d’un poignard. Les réseaux sociaux permettent aux négociants de rester anonymes et offrent des canaux de communication sécurisés entre trafiquants et acheteurs.

Selon Simon Pope, chef de la réponse tactique au sein de l’association The Donkey Sanctuary au Royaume-Uni, « le trafic de peaux d’ânes en Afrique de l’Ouest présente de vastes ramifications régionales dans lesquelles le Ghana joue un rôle clé. Les ânes sont acheminés sur de grandes distances depuis l’Afrique du Nord, le Tchad et le Cameroun vers le Burkina Faso, qui abrite un marché important. »

« De là, les ânes sont transportés au Ghana où ils sont abattus. On estime que 100 000 ânes sont abattus chaque année dans le pays. Leurs peaux sont ensuite exportées vers la Chine et Hong Kong. »

Alors qu’« il y a deux ans, un âne coûtait 20 dollars US et sa peau 150 dollars en Afrique de l’Ouest, le prix de la peau a atteint 800 dollars en Chine. »

Au Burkina Faso, environ 19 tonnes de peaux ont été exportées vers la Chine entre octobre 2015 et janvier 2016

D’après Simon Pope, le Bénin aurait servi de base pour dissimuler l’origine des peaux d’ânes en provenance du Brésil, où une interdiction est en vigueur. Entre 2018 et 2019, plusieurs conteneurs de peaux d’ânes salées ont été expédiés de Salvador à Tchongpei, une entreprise d’agrofourniture basée au Bénin. Tchongpei est enregistrée dans la base de données des douanes chinoises comme une société d’exportation de peaux d’animaux dotée d’une capacité maximale de traitement de 300 000 peaux d’ânes par an.

Simon Pope a indiqué à ENACT qu’entre mars 2019 et juin 2020, Tchongpei avait expédié plusieurs cargaisons « de sang animal, d’animaux morts et de viande non comestible » à une entreprise en Chine. Et ce, malgré un décret pris en 2016 par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) qui interdisait aux pays membres d’abattre ou d’exporter des ânes à des fins commerciales. Il semble que ce décret présente des lacunes juridiques.

Les directeurs des services vétérinaires des États membres de la CEDEAO ont signé en septembre 2016 un protocole d’accord limitant le commerce des peaux d’ânes. Plus précisément, il interdit aux agents vétérinaires d’Afrique de l’Ouest de délivrer des autorisations de transport ou d’abattage d’ânes et d’exportation de produits issus de ces animaux. Cependant, ce protocole n’ayant pas valeur législative, il n’est pas exécutoire. Il est donc possible de saisir la viande d’âne, mais ceux qui enfreignent l’interdiction ne peuvent pas être poursuivis.

Des pays comme le Niger et le Burkina Faso ont interdit l’abattage et l’exportation des ânes ainsi que de leur viande et de leur peau. Mais cela ne suffit pas à mettre fin à leur trafic en Afrique de l’Ouest.

Les clients chinois se sont tournés vers l’Afrique pour répondre à la demande de peaux d’ânes

Pour Simon Pope, « alors que certains pays d’Afrique de l’Ouest, comme le Sénégal, ont pris des mesures pour juguler le trafic d’ânes, le Ghana reste muet. Sur le papier, Accra a mis en place certains mécanismes pour assurer le respect de la loi, mais ils sont restés lettre morte... Seules quelques exportations de peaux et de viande d’âne ont été enregistrées du Ghana vers la Chine, la plus récente datant de 2021. »

Les ânes remplissent de nombreuses fonctions en Afrique de l’Ouest, leur abattage massif a donc des répercussions dramatiques dans la société. Les ânes sont une source de revenus et un moyen de transport pour les personnes et les marchandises dans les zones rurales et urbaines. Beaucoup de femmes les utilisent pour aller chercher de l’eau et acheminer d’autres produits. Sans ânes, les enfants manquent souvent l’école car ils doivent aider leurs parents dans les tâches domestiques. Lorsqu’ils perdent leurs revenus tirés des ânes, de nombreux parents ne peuvent plus payer les frais de scolarité de leurs enfants.

Le commerce des ânes peut également propager des maladies. Leur circulation non réglementée pour leur peau serait à l’origine d’une maladie similaire à la grippe équine.

Il est urgent d’agir pour inverser ce mouvement qui prend de l’ampleur. Les populations d’Afrique de l’Ouest doivent être sensibilisées aux préjudices économiques et sociaux de ce commerce. Les OSC locales sont bien placées pour alerter sur les dangers du trafic d’ânes et pour faire pression sur leurs gouvernements afin qu’ils interdisent l’importation d’ejiao.

Du côté de la demande, il est tout aussi important de sensibiliser les consommateurs d’ejiao sur les conséquences éthiques de leurs actes. Par ailleurs, le collagène d’âne cultivé en laboratoire constitue une solution plus déontologique qui permet une production et une distribution à plus grande échelle. Les premières études de marché montrent qu’environ 60 % des utilisateurs d’ejiao seraient prêts à essayer ce produit. Bien que la technologie soit déjà au point, ce marché reste inexploité.

Une meilleure reconnaissance à l’échelle régionale des préjudices de ce commerce illégal pourrait renforcer la mise en œuvre de la législation et permettre l’interdiction totale du commerce de peaux d’ânes. Il est également essentiel d’appliquer de manière cohérente les mesures de surveillance le long des frontières communes afin d’intercepter les peaux d’ânes vendues illégalement.

Abdelkader Abderrahmane, chercheur principal, Observatoire régional du crime organisé en Afrique de l’Ouest, projet ENACT, Bureau régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le bassin du lac Tchad

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