Depuis 2016, la Tunisie a réalisé des progrès importants dans ses efforts de lutte contre la traite des êtres humains. Des lois ont été adoptées, des institutions de lutte contre la traite des êtres humains ont été créées, un nombre croissant de victimes ont été identifiées et secourues. Mais pour réduire les risques trafic de tunisiens à l’étranger et d’étrangers dans le pays, le gouvernement doit redoubler ses efforts afin de mettre pleinement en œuvre sa législation contre la traite des êtres humains.
La Tunisie est depuis longtemps un pays d’origine et de destination de la traite des êtres humains. Elle est également confrontée au défi de tunisiens (souvent) pauvres et marginalisés, contraints à la servitude dans le pays. Bien que les gouvernements successifs depuis les années 1950 à 2000 aient ratifiés les traités internationaux visant à lutter contre la traite, la mise en œuvre de ces instruments a souvent été faible.
La loi contre la traite des êtres humains adoptée par la Tunisie en 2016 a tenté de combler le déficit de mise en œuvre. La création du Comité national de lutte contre la traite des personnes (NCTIP) a joué un rôle central dans le processus. Il est chargé d’élaborer une stratégie nationale de prévention de la traite des êtres humains et d’établir des mécanismes visant à identifier les victimes, leur procurer des soins et les protéger, ainsi que poursuivre les criminels en justice.
Depuis sa création, le NCTIP a été dynamique dans la réalisation de son mandat. En coordination avec les ministères de la justice et de l’intérieur il a participé à la formation des autorités policières et des acteurs judiciaires à l’identification des victimes de la traite, des outils de poursuite et des techniques d’enquête sur le crime organisé.
Les efforts du NCTIP et d’autres organismes gouvernementaux ont entraîné une forte augmentation des enquêtes sur la traite. Entre 2014 et 2018, le nombre des enquêtes a augmenté de 1 296% et le nombre de victimes identifiées est passé de 59 à 780. Contrairement aux années précédentes, un nombre important d’entre eux étaient des étrangers, les Ivoiriens représentant à eux seuls 40,5% des victimes.
Le NCTIP a également cherché à faire connaître la question de la traite des êtres humains en Tunisie. La présidente de la commission, Raoudha Laabidi, a fait un certain nombre de déclarations publiques sur la question, notamment sur les abus sexuels et la traite de femmes tunisiennes qui travaillent en Arabie Saoudite, ainsi que sur l’exploitation au travail et les abus sexuels de jeunes tunisiens dans une école religieuse du centre du pays.
Le faible niveau de connaissance générale sur le trafic en Tunisie signifie qu’une telle sensibilisation est doublement importante, puisqu’elle permet aux victimes potentielles de reconnaître les facteurs de risque et aux citoyens de repérer plus aisément et de répondre aux cas de traite dans le pays.
Entre 2018 et 2019, 31 affaires qui ont été jugées par 20 tribunaux ont été analysés par le Juge Samar Jaidi. Seule une condamnation a été enregistrée (bien qu’un certain nombre d’affaires soient en instance). Cela n’est pas une aberration, puisqu’une seule condamnation a été signalée l’année précédente.
Selon la même analyse, dans sept de ces affaires, le crime de traite des êtres humains n’a pas été énoncé, alors que dans les autres affaires il s’agissait précisément d’exploitation économique (neuf affaires) ou d’exploitation sexuelle (deux affaires). Seules quatre affaires ont fait l’objet d’une décision d’ouverture de poursuites pénales alors que les autres affaires sont toujours cours d’instruction.
Dans de nombreux cas, les enquêtes et les poursuites sont ralenties ou bloquées en raison du manque de connaissances sur la loi de 2016. Cela a également entravé les efforts qui visent à punir et à décourager la traite. Les juges qui connaissent mal la loi ont eu tendance à se prononcer sur les dossiers sur la base du droit pénal général, ce qui peut aboutir à des décisions plus clémentes dans les crimes de traite des êtres humains. Alors que la loi de 2016 prévoit des sanctions sévères qui vont de 10 à 15 ans de prison, le seul trafiquant condamné au cours de l’année dernière a reçu une peine de quatre mois.
Cependant, les efforts actuels sont insuffisants. Les réponses judiciaires et policières à la traite sont encore entravées par un manque de sensibilisation en ce qui concerne la loi sur la traite, les mécanismes juridiques et de poursuite qu’elle offre, et quand elle doit avoir préséance sur le droit pénal général.
La nécessité de combler ces lacunes en matière de connaissances est particulièrement importante aujourd’hui en Tunisie car il semble que le risque de traite des êtres humains à travers le pays et vers le pays augmente. Un nombre croissant de migrants étrangers en situation irrégulière sont arrivés dans le pays ces dernières années. L’absence d’autorisation de séjour officielle les a rendus vulnérables au travail forcé et à la traite dans le pays – un facteur qui se reflète dans le nombre élevé de victimes ivoiriennes enregistrées ces dernières années.
La Tunisie devient également de plus en plus un pays de transit de migrants irréguliers, perçue comme un moyen plus sûr et plus fiable que la Libye pour atteindre l’Europe. Bien que la plupart des migrants arrivent en Tunisie et partent sans être victimes des trafiquants, l’exploitation augmente.
Le NCTIP dispose des outils et de la volonté nécessaire pour faire face au risque accru de traite. Toutefois, pour relever le défi, la mise en œuvre de la loi de 2016 devrait être étendue. Une attention particulière devrait être accordée à la formation technique du personnel judiciaire et des forces de l’ordre, ainsi qu’à la sensibilisation du public.
Les trois dernières années ont dévoilé que l’élaboration d’une nouvelle législation est la partie la plus facile de la réforme. Le plus difficile est de s’assurer que les réformes juridiques, et les outils qui les accompagnent sont compris, internalisés et mis en œuvre par les acteurs judiciaires et de maintien de l’ordre public. La Tunisie a réalisé des progrès importants dans ses efforts de lutte contre le trafic des êtres humains depuis 2016, mais il reste beaucoup à faire.
Rim Dhaouadi, Chercheur - projet ENACT, ISS