Dans le nord du Cameroun, des affrontements entre deux communautés ethniques à propos de bêtes dérobées ont récemment fait trois morts et une douzaine de blessés. Cet événement est la conséquence d’une intensification du vol de bétail dans les régions frontalières entre le Tchad et le Cameroun, où les problèmes de sécurité et les aléas climatiques menacent la cohabitation du pastoralisme nomade et de l’agriculture.
L’élevage de bétail par des agriculteurs et des éleveurs traditionnels occupe une place centrale dans les économies locales et régionales du Tchad et du Cameroun. Cette activité apporte une contribution significative aux moyens de subsistance, à la sécurité alimentaire et aux échanges commerciaux, tout en soutenant l’identité culturelle.
Le bétail représente 7 % du produit intérieur brut du Tchad, et plus de 35 % de la richesse totale dans les zones rurales. Au Cameroun, l’élevage bovin fournit 110 000 tonnes de viande par an pour la consommation locale. La population camerounaise consomme également 166 750 000 litres de lait par an, avec une chaîne d’approvisionnement ancrée dans la production locale.
Selon le projet Armed Conflict Location & Event Data (ACLED), le vol de bétail est en constante augmentation dans les zones frontalières depuis 2019. Le nombre de cas est passé de 117 en 2023 à 158 en août 2024 (voir graphique 1). 230 personnes ont également perdu la vie dans des attaques liées au vol de bétail entre 2015 et août 2024. Les décès annuels ont atteint leur maximum en 2023, avec 60 personnes tuées. Ces données ont été recueillies par l’ACLED auprès de groupes locaux et des médias, mais il est probable que de nombreux incidents n’aient pas été signalés. Un rapport établi en 2023 par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA) confirme que 30 000 bœufs ont été volés dans la région du lac Tchad entre 2014 et 2021.
Figure 1 : Intensification du vol de bétail dans le sud du Tchad et le nord du Cameroun
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Une étude récente d’ENACT a montré que les principaux catalyseurs du vol de bétail dans la région sont une combinaison de facteurs qui se renforcent mutuellement, notamment la transhumance, la sécheresse et le changement climatique, le travail des enfants et la porosité des frontières. Dans les communautés rurales vivant dans les zones frontalières entre le Cameroun et le Tchad, les conflits entre agriculteurs et éleveurs s’intensifient.
La transhumance est décrite comme « un système dans lequel les éleveurs se déplacent périodiquement en empruntant des couloirs traditionnels, à l’intérieur du pays et à travers les frontières, à la recherche de fourrage et d’eau pour leur bétail ». Ces déplacements sont devenus une source d’affrontements entre éleveurs et communautés agropastorales, dans une région où l’expansion de l’agriculture a réduit les terres accessibles au pâturage.
Le changement climatique aggrave encore la situation. La saison sèche a été plus marquée ces dernières années, ce qui a raréfié les ressources et créé une concurrence entre les deux groupes pour exploiter les terres fertiles et les sources d’eau.
Les éleveurs doivent donc faire plus de chemin pour trouver des pâturages. Ils s’exposent ainsi davantage aux attaques des voleurs, qui se positionnent sur les couloirs de transhumance et les berges pour agresser les éleveurs et dérober leur bétail.
Les jeunes enfants constituent une autre source de vulnérabilité. Un professeur d’études de sécurité de l’Université de Maroua a expliqué à ENACT, sous couvert d’anonymat, que la participation des jeunes enfants aux activités liées au bétail fait partie intégrante de la vie culturelle et économique des communautés d’éleveurs. Cette pratique joue un rôle essentiel dans la définition de l’identité peule, où la formation précoce des enfants les prépare à perpétuer ce mode de vie pastoral. Il indique que les gardiens des troupeaux en pâture sont donc généralement des mineurs qui n’ont pas encore la capacité d’appréhender les risques et de réagir aux menaces pour leur sécurité et celle de leur bétail. Ces enfants n’ont pas non plus la faculté de prévenir les attaques des voleurs de bétail ou de défendre leurs troupeaux et leur propre personne contre ces agressions.
Le Tchad et le Cameroun possèdent plus de 1 000 kilomètres de frontière commune. Selon un militaire de Waza, qui a souhaité conserver l’anonymat, le problème du vol de bétail dans la région est exacerbé par l’existence de vastes zones échappant à la vigilance des autorités le long de la frontière.
Le faible contrôle de ces territoires par les forces de sécurité, qui disposent de capacités limitées pour surveiller les activités transfrontalières illicites, favorise la circulation et le commerce d’armes légères et de munitions par des groupes criminels et des acteurs non étatiques. Ces flux d’armes répondent aux besoins de divers groupes de brigands et de terroristes qui se livrent au vol de bétail et à d’autres activités criminelles dans la région.
Le vol de bétail dans le nord du Cameroun et le sud du Tchad rassemble une diversité d’acteurs opérant à différents niveaux, soit comme auteurs directs, soit comme complices. Il s’agit de terroristes, de criminels ou de bandits sans affiliation spécifique, d’autres gardiens de troupeaux, de chefs de communautés complices ou d’agents des forces de sécurité corrompus.
Selon l’ACLED, les principaux acteurs du vol de bétail sont l’État islamique en Afrique de l’Ouest (71,4 %), Boko Haram (9,5 %), les séparatistes ambazoniens (8,1 %) et des groupes armés non identifiés (5,4 %) (voir graphique 2).
Figure 2 : Vols de bétail et groupes criminels associés
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Les réseaux criminels spécialisés dans le vol de bétail opèrent aussi bien au niveau local qu’au-delà des frontières. Ces groupes sont souvent très organisés. D’après les recherches menées sur le terrain par ENACT, ils utilisent des informateurs pour repérer les troupeaux, coordonnent les raids et emploient des intermédiaires pour acheminer le bétail volé vers les marchés. Ils disposent également d’un soutien logistique qui leur donne accès à des camions et à des itinéraires de contrebande transfrontaliers.
Des groupes de bandits moins organisés pratiquent également le vol de bétail, souvent dans le cadre d’autres activités criminelles, notamment des vols à main armée et des enlèvements. Ces groupes opèrent généralement dans des zones encore plus isolées, profitant de l’insécurité et de l’absence maintien de l’ordre.
Les bandits et les réseaux criminels sont aidés par des membres de la population qui font office d’informateurs, des agents des forces de sécurité corrompus qui facilitent le passage des voleurs et des intermédiaires qui les mettent en relation avec des acheteurs. Ces phénomènes sont favorisés par la corruption et l’impunité. Les fruits des vols profitent à toute la chaîne administrative, des autorités locales aux forces de sécurité, en passant par les élus.
Les vols de bétail se déroulent souvent selon des schémas définis : en s’associant à des groupes armés, les auteurs effectuent des raids transfrontaliers ciblant des zones reculées, comme les troupeaux de bétail de Bongor, au Tchad. Ils attaquent souvent de nuit, avec des armes, et tuent ou enlèvent parfois des gardiens de troupeaux. De nombreux gardiens sont contraints d’abandonner leur bétail du fait des violences et des intimidations.
Les forêts denses, les montagnes escarpées, les rivières et les marais compliquent la surveillance dans ces régions où les patrouillent évoluent avec difficulté. Les routes sont mauvaises et beaucoup d’endroits ne sont pas accessibles en voiture. Les patrouilles doivent donc s’effectuer à pied ou avec des équipements spécialisés, qui ne sont pas toujours disponibles. Les voleurs de bétail peuvent ainsi continuer à agir sans entrave.
Le vol de bétail dans le sud du Tchad et le nord du Cameroun est un problème extrêmement complexe. Pour y remédier, il faut un éventail de mesures d’accompagnement pérennes à l’échelle transfrontalière.
Les éleveurs interrogés par ENACT s’accordent à dire que les gouvernements pourraient mettre en place des modèles de police de proximité adaptés aux zones rurales touchées par le vol de bétail. Cela permettrait aux forces de l’ordre locales de travailler en étroite collaboration avec les communautés pastorales afin d’instaurer un climat de confiance et d’être en mesure de réagir rapidement aux incidents.
Les communautés peuvent adopter des systèmes de marquage ou d’étiquetage des bêtes afin de faciliter le suivi de leurs propriétaires et de leurs déplacements. L’État, les forces de sécurité et les partenaires de développement pourraient apporter un appui technologique avec des systèmes numériques qui enregistrent le bétail et limitent sa revente en cas de vol.
Des investissements dans les services vétérinaires, les points d’eau et les itinéraires de pâturage peuvent atténuer les tensions autour des ressources et améliorer la résilience globale des communautés pastorales en les rendant moins vulnérables aux vols.
Oluwole Ojewale, coordonnateur de l’Observatoire du crime organisé, Afrique centrale, ENACT, ISS Dakar
Image : MG Shotz/Pexels