La forte demande mondiale de bois dur africain a engendré une exploitation forestière illégale sans précédent, un crime environnemental qui coûte aux pays africains jusqu’à 17 milliards de dollars par an. Le bois de rose est le produit de la flore qui fait l’objet du trafic le plus important en termes de valeur et de volume dans le monde entier.
La part de l’Afrique dans les exportations illégales de bois de rose vers la Chine est passée de 40 % en 2008 à 90 % en 2018, indique l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC). En avril 2022, une analyse de l’Environmental Investigation Agency a révélé que plus de trois millions de tonnes de bois de rose, d’une valeur supérieure à 2 milliards de dollars, ont été commercialisées illicitement entre l’Afrique de l’Ouest et la Chine sur une période de cinq ans.
La Gambie, petite nation d’Afrique de l’Ouest connue pour sa riche biodiversité, est touchée par ce commerce illicite. Bien que le pays ait ratifié la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) en août 1977, entre 2012 et 2020, la majeure partie des 1,6 million de troncs de bois de rose de Gambie était exportée en violation de la Convention.
Un ancien trafiquant sénégalais de bois de rose, aujourd’hui reconverti en garde forestier, a déclaré sous couvert d’anonymat que le trafic se déroulait au sein d’un réseau clandestin en Gambie et au Sénégal. Les habitants abattent illégalement les arbres et vendent les grumes à des négociants, qui soudoient ensuite les agents forestiers pour qu’ils les transportent vers les ports du pays via des chemins de traverse au sein des forêts. Les négociants en bois du Sénégal et de Gambie expédient ces grumes de contrebande dans des conteneurs portant des étiquettes de cargaisons de cacahuètes ou de ferraille, à destination de la Chine.
La frontière entre la Gambie et le Sénégal est poreuse, et les contrôles sur les flux de bois d’origine illégale sont limités. La corruption et l’implication présumées des fonctionnaires gouvernementaux freinent l’application des réglementations et induisent, de ce fait, un faible taux de poursuites judiciaires.
La région de la Casamance au Sénégal, une bande de terre située au sud de la Gambie, est depuis plus de 40 ans la principale source de bois de rose commercialisé illégalement. Cette région est en proie à une insurrection prolongée entre le Mouvement séparatiste des forces démocratiques de Casamance et le gouvernement sénégalais. Le commerce illicite du bois de rose sert à financer les activités des séparatistes.
L’élitisme politique a également contribué à cette exploitation forestière illégale. Sous le règne de Yahya Jammeh, de 1996 à 2017, le commerce du bois en Gambie, en particulier avec la Chine, et le trafic en provenance du côté sénégalais de la Casamance auraient connu des niveaux sans précédent. TRIAL International a porté des accusations contre Jammeh et certains de ses partenaires commerciaux, les soupçonnant d’exploiter les ressources en bois du pays et de financer directement l’insurrection en Casamance via sa société, Westwood Gambia.
Il est à noter que de 2014 à 2017, Westwood était la seule entreprise de bois autorisée à réaliser des exportations. Elle a par ailleurs été un acteur important du commerce illégal de bois de rose. En 2019, une enquête du ministère américain de la Justice a révélé que Jammeh avait détourné près d’un milliard de dollars de fonds publics, notamment des recettes provenant de l’exploitation illégale du bois.
En mars 2022, la CITES a interdit l’abattage, le transport et l’exportation de Pterocarpus erinaceus dans tous les pays africains où l’espèce est endémique. L’administration d’Adama Barrow a mis en œuvre l’interdiction cette année-là.
Néanmoins, les gardes forestiers gambiens affirment que les trafiquants continuent de collaborer avec des hommes d’affaires chinois et d’autres membres des communautés locales, et empruntent des itinéraires détournés pour faire sortir le bois de la Casamance et de la Gambie. Un garde forestier gambien, s’adressant à ENACT sous couvert d’anonymat, a déclaré que la répression en Gambie avait compliqué le transport du bois vers les ports du pays. Toutefois, les trafiquants sont de connivence avec les autorités pour faciliter son exportation. La pauvreté et le manque d’opportunités économiques qui minent les zones rurales alimentent l’exploitation et le trafic forestiers illégaux. Les petits exploitants abattent des arbres sur les terres agricoles et dans les forêts protégées pour les vendre à de puissants négociants.
La Gambie reconnaît l’ampleur du problème et son impact sur l’environnement, l’économie et le tissu social, et a pris des mesures pour lutter contre l’exploitation illégale des forêts. En février 2017, le président gambien Adama Barrow a révoqué définitivement tous les permis d’exploitation du bois et interdit son exportation. Les mesures d’interdiction sont toujours en vigueur. La loi sur les forêts de 2018 interdit l’abattage et l’exportation de plusieurs espèces et érige en infraction l’exportation de bois depuis la Gambie sans autorisation appropriée. Mais les interdictions, bien que nécessaires, ne suffisent pas à endiguer le commerce illicite.
La Gambie prête également main-forte au projet de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) intitulé « Transformation mondiale des forêts pour les peuples et le climat » pour lui permettre d’accroitre sa capacité à surveiller l’exploitation forestière illégale.
En novembre 2022, le pays a dévoilé sa stratégie agroforestière 2022-32. Bien qu’elle ne s’attaque pas directement à l’exploitation forestière illégale, le garde forestier principal Alfred Mendy, du ministère de l’Environnement, du Changement climatique et des Ressources naturelles, explique que cette stratégie entend développer une base de ressources naturelles suffisamment solide pour supporter les impacts du changement climatique et favoriser le bien-être des communautés.
Le plan d’action national pour les forêts de la Gambie aborde toutefois le problème de l’abattage illégal et de l’exploitation des ressources forestières de manière plus centralisée. Ce plan, en vigueur depuis 2018, vise à garantir que le bois est récolté et commercialisé légalement. Il comprend des règles strictes en matière de permis d’exploitation, de traçabilité de l’origine du bois et de respect des pratiques forestières durables. Les résultats n’ont pas été aussi probants que prévu.
Le garde forestier Ibrahima Sow affirme que la Gambie collabore également avec le Sénégal. En 2018, le président Barrow et le président sénégalais Macky Sall ont publié une déclaration commune visant à lutter contre le commerce illégal de bois. Ils ont convenu d’intensifier les patrouilles conjointes en vue d’endiguer le trafic de bois, d’établir un observatoire indépendant des pratiques frontalières et d’échanger des informations sur les exportations de bois. En outre, la collaboration des deux pays s’étend à l’identification des trafiquants et aux poursuites judiciaires à leur encontre. Là encore, les résultats de cet accord sont peu probants.
Des ressources financières et technologiques limitées entravent également la capacité de la Gambie à surveiller et à contrôler l’exploitation forestière illégale. Le gouvernement a besoin de renseignements financiers pour suivre les bénéfices de l’exploitation forestière illégale et utiliser des systèmes de traçabilité numériques, tels que les bases de données de la CITES/du Centre mondial de surveillance pour la conservation de la nature, d’INTERPOL et du portail Open Timber du World Resources Institute, afin de démanteler le blanchiment du bois.
La ratification de la CITES par la Gambie exige que le gouvernement publie des informations sur les permis de coupe et les quotas d’exploitation forestière, ce qui n’est pas encore le cas. Le respect de cette obligation témoignerait de son engagement à mettre en place un secteur forestier plus responsable.
La mise en œuvre de stratégies telles que l’écotourisme, l’agroforesterie et l’agriculture durable permettrait de créer des moyens de subsistance pérennes pour les communautés locales qui dépendent des forêts. La FAO a proposé son soutien technique à plusieurs pays, dont l’Égypte, la Hongrie, le Laos, les Philippines et la Tunisie, pour mettre en place des initiatives d’écotourisme fondées sur la gestion durable des forêts.
Une gestion optimale de l’écotourisme permet de protéger les forêts menacées en conciliant conservation et tourisme. Grâce à sa biodiversité, la Gambie a le potentiel de proposer un tourisme vert en associant les membres des communautés locales en qualité d’écoguides, de gestionnaires de lodge ou d’artisans. Cette approche permettrait non seulement de soutenir les moyens de subsistance, mais aussi de générer des revenus à réinvestir dans la conservation, en vue de dynamiser la protection de l’environnement et la croissance économique.
Dr Feyi Ogunade, coordinateur de l’Observatoire régional du crime organisé en Afrique de l’Ouest
Image : The Gambia Times