Le commerce illicite de tabac brasse des milliards de dollars dans le monde. L’un des principaux itinéraires de contrebande passe par la région des Balkans, en Europe de l’Est, pour rejoindre l’Afrique du Nord, où les carences des services de sécurité, la forte corruption, la porosité des frontières et le manque de coopération entre les pays ont créé un terrain fertile pour ce trafic.
Il s’agit d’un circuit commercial complexe. En 2017, plus de 10 milliards de cigarettes fabriquées dans la zone franche de Jebel Ali aux Émirats arabes unis ont été introduites illégalement en Afrique du Nord, soit directement, soit par l’intermédiaire de la Grèce et des Balkans. Près de quatre milliards d’entre elles ont été acheminées en Tunisie et deux milliards en Libye, via la Grèce ou les Balkans. Une partie a ensuite été réinjectée sur les marchés illicites d’Europe occidentale.
Située à un point stratégique entre l’Europe du Sud, les pays du Golfe et le Sahel, la Libye attire les contrebandiers qui en ont fait une plaque tournante panrégionale. Le chaos politique et sécuritaire qui règne en Libye a mis sérieusement à mal l’état de droit. Profitant de la situation, des organisations criminelles d’Europe du Sud-Est et la mafia italienne ont fait usage de leurs réseaux dans le pays pour diffuser des cigarettes illicites sur les marchés locaux et régionaux.
En décembre 2012, un cargo chargé d’environ 50 millions de cigarettes Cleopatra contrefaites a été saisi alors qu’il faisait route du Monténégro vers la Libye. Entre 2014 et 2018, plus de 20 millions de paquets de la même marque ont été produits chaque année en Albanie et exportés en Libye. Une fois sur place, les cigarettes étaient acheminées clandestinement en Égypte à travers le désert.
En mars 2015, les autorités grecques ont intercepté un cargo naviguant sans autorisation dans leurs eaux territoriales, chargé de 146 tonnes de cigarettes Cleopatra à destination de la Libye. Rien qu’en 2016, 11,5 millions de cigarettes Cleopatra ont été exportées de l’Albanie vers la Libye, en passant par Malte. Un journaliste monténégrin a déclaré à ENACT que 1,5 milliard de cigarettes avaient été convoyées clandestinement de la Grèce vers la Libye en 2017. Et en novembre 2018, les douanes maltaises ont saisi 37 millions de cigarettes contrefaites destinées à la Libye, dont le trafic était en lien avec la mafia italienne.
La Tunisie sert aussi de destination pour la contrebande de cigarettes en provenance directe d’Europe du Sud et de Libye. Les douanes tunisiennes ont intercepté 15 millions de paquets de cigarettes illicites entre 2018 et 2020 et saisi 4,3 millions de paquets au cours des huit premiers mois de 2020.
La vacance de pouvoir créée par la chute de l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali lors de la révolution de 2011 a affaibli l’état de droit en Tunisie. Les criminels ne craignent plus la police ni les forces de sécurité mal équipées, ce qui a entraîné une hausse du nombre de contrebandiers et de trafiquants.
Au cours des dix dernières années, des citoyens ordinaires sont devenus des acteurs et des bénéficiaires de la corruption, faisant de cette pratique un phénomène endémique. Pour beaucoup de contrebandiers, la coopération avec les fonctionnaires et les services de sécurité constitue le moyen le plus sûr d’assurer leur protection. Ils effectuent des échanges d’informations et d’argent afin de poursuivre leurs activités illégales.
La différence de prix entre les cigarettes fabriquées dans le pays ou les marques étrangères authentiques et celles importées par des voies illégales est aussi à l’origine de la demande de cigarettes de contrebande en Tunisie. Le gouvernement tunisien ayant le monopole de l’industrie du tabac, le marché est très réglementé. Cependant, certains acteurs corrompus opérant sur le marché licite des cigarettes tirent parti de leur position en créant volontairement des pénuries afin d’augmenter la demande de cigarettes de contrebande et contrefaites.
Les trafiquants ont recours à deux méthodes principales pour acheminer clandestinement des cigarettes vers l’Afrique du Nord et à l’intérieur de la région. Depuis l’Europe du Sud et les Balkans, les stocks sont généralement chargés dans un port maritime, tel que celui de Bar au Monténégro, puis transportés par bateau vers la Libye avec des papiers falsifiés.
Selon les confidences d’un contrebandier libyen à ENACT, une autre méthode utilisée par les trafiquants européens consiste à transborder la marchandise entre des navires en mer Méditerranée. Avec l’aide de milices, les contrebandiers libyens se rendent à un endroit prédéterminé avec leurs bateaux et échangent de l’essence contre des cigarettes illicites, et parfois de l’alcool ou d’autres produits.
Les Balkans occupent une place importante dans la contrebande de cigarettes à destination de l’Afrique du Nord. Dans un contexte d’instabilité politique et économique chronique associée à un faible respect de l’état de droit, certains fonctionnaires de ces pays trempent dans le crime organisé, notamment le trafic de cigarettes, de drogue et d’armes, l’extorsion de fonds et les enlèvements.
Pour ajouter à la complexité transnationale de ces circuits illégaux, la China Tobacco International Europe Company (CTIEC), filiale de la China National Tobacco Corporation, a implanté en 2007 une usine en Roumanie destinée à servir d’avant-poste pour le développement des ventes du producteur de tabac chinois à travers le monde.
Pour la CTIEC, la Libye constitue une porte d’entrée vers les marchés africains et européens. En 2021, deux contrebandiers et un cadre supérieur de la CTIEC ont été appréhendés alors qu’ils planifiaient le trafic d’un conteneur de 17 tonnes de cigarettes illicites censé transiter d’Italie vers la Libye.
Un journaliste monténégrin a confié à ENACT que la CTIEC exportait en apparence ses cigarettes vers la Turquie, mais que les cargaisons étaient pourvues de faux papiers au Monténégro et détournées vers la Libye, d’où elles étaient expédiées en Europe.
Le journaliste a également indiqué qu’un grand nombre de cigarettes vendues sur le marché noir en Afrique du Nord provenaient d’autres usines chinoises basées en Roumanie, en Bulgarie, en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo et en Albanie.
L’instabilité politique en Libye crée un terrain idéal pour le crime organisé. Les milices libyennes restent un obstacle de taille à la consolidation de la paix et facilitent le trafic de cigarettes.
Pour surmonter le problème, les services répressifs et les opérateurs intègres en Libye et en Tunisie pourraient s’appuyer sur des technologies modernes telles que les dispositifs de suivi et de traçabilité. Néanmoins, ces systèmes paraissent difficiles à mettre en œuvre dans les conditions actuelles, particulièrement en Libye.
La solution évidente pour endiguer le trafic transnational de cigarettes illicites serait d’intensifier la coopération sécuritaire entre, d’une part, les pays européens (en particulier ceux des Balkans) et, d’autre part, la Libye et la Tunisie. Or, en pratique, c’est loin d’être le cas. L’échange rapide d’informations et la mise en place de patrouilles navales conjointes ou coordonnées en vertu d’un accord de coopération pourraient constituer des éléments clés de cette stratégie commune.
Dans le contexte actuel, cependant, la contrebande de cigarettes pourrait rester, encore longtemps, un casse-tête majeur pour la Libye, l’Afrique du Nord en général, mais aussi les Balkans et l’Europe du Sud-Est.
Abdelkader Abderrahmane, chercheur principal, Observatoire régional du crime organisé en Afrique de l’Ouest, projet ENACT, Bureau régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le bassin du lac Tchad