09 Feb 2022

Flora / Ce que cache la production de cacao en Côte d’Ivoire

Entretenue par la production de cacao, l’exploitation forestière illégale en Côte d’Ivoire repose sur un marché noir contrôlé par des criminels sans scrupule et entraîne une déforestation généralisée.

La Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial de cacao. Mais la principale activité économique du pays a pour conséquence une déforestation dévastatrice, qui nuit à l’environnement et favorise le commerce illicite du bois. Le cacao, grâce à des méthodes de production modernes, est le premier produit d’exportation de la Côte d’Ivoire. Simon Nanga, un spécialiste du cacao, a déclaré à ENACT que les producteurs de la précieuse fève profitent généralement de la fertilité naturelle des sols des forêts vierges pour obtenir des rendements élevés. Le sol naturel des forêts contient de meilleurs nutriments que les champs de cacao déjà exploités, ce qui conduit nécessairement les agriculteurs à défricher les riches terres forestières pour y planter du cacao. Après cinq à dix ans, les sols devenant moins fertiles, les agriculteurs déplacent leurs cultures vers les deux ou trois hectares suivants de la forêt vierge et plantent un nouveau champ de cacaoyers. Ils peuvent ainsi maintenir une productivité élevée.

Cette technique est pratiquée dans de nombreuses régions de l’est, du centre et de l’ouest de la Côte d’Ivoire, donnant progressivement naissance à des villes et des villages dans des zones forestières protégées. Des recherches récentes ont révélé l’installation illégale d’environ 30 000 personnes dans deux parcs nationaux de la Côte d’Ivoire : la Marahoué, dans le centre et le Mont Péko, dans l’ouest. Afin de diversifier et d’accroître leurs revenus, certains agriculteurs concluent des accords lucratifs avec des sociétés forestières peu scrupuleuses et des négociants en bois illégaux pour ôter les arbres abattus et faire de la place à la production de fèves de cacao. Pour les agriculteurs concernés, cette pratique est plus rémunératrice que la production de fèves de cacao. Les revenus de cette chaîne d’activités font de l’exploitation forestière illégale l’une des formes les plus répandues et les plus rentables du crime organisé dans le pays.

Bien structurée, l’exploitation forestière illégale s’est développée parallèlement à l’expansion de la culture du cacaoyer en Côte d’Ivoire. Financés par de mystérieux investisseurs et coordinateurs, des « artisans » procèdent à des coupes de bois dans les forêts ciblées par les cacaoculteurs. En violation flagrante de la loi forestière de 2019, ces bûcherons usinent le bois brut pour en faire des produits semi-finis sur le site d’abattage. Lorsque le volume de bois atteint le poids requis, des camionneurs le transportent vers les marchés des centres urbains.

La mise en œuvre et l’application incohérentes des réglementations nationales ont créé des vides juridiques que les bûcherons illégaux exploitent

Pour la seule année 2020, la Côte d’Ivoire a perdu 47 000 hectares de forêt dans sa ceinture cacaoyère, un rythme qui, selon  les experts, pourrait entraîner une perte totale de la couverture forestière d’ici 2034. L’exploitation forestière illégale associée à la culture du cacao continue de faire disparaître des essences d’arbres menacées, comme  le teck, le framiré et le gmelina, dont le commerce est régi par une réglementation internationale stricte inscrite dans les Annexes de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction. Elle provoque également une perte de la biodiversité et des espèces sauvages en Côte d’Ivoire, comme le déclin massif des éléphants et des primates ces dernières années.

La mise en œuvre et l’application incohérentes des réglementations de l’État ont créé des vides juridiques que les bûcherons illégaux exploitent pour s’enfoncer davantage dans les forêts protégées. Des années d’évaluations indépendantes permettent d’affirmer que la corruption et les faiblesses du système ont facilité l’exploitation forestière illégale dans les zones destinées à l’exploitation du bois, dont la plupart sont également des zones de production de cacao. Par exemple, en 2019, un rapport de la Wild Chimpanzee Foundation a révélé des lacunes au sein de la Société de développement des forêts de Côte d’Ivoire (SODEFOR) qui gère les forêts permanentes. Il s’agissait notamment d’exploitations forestières au-delà des zones autorisées, de délivrances irrégulières de permis pour l’exploitation d’essences de bois interdites et d’autorisations d’exploitation avant la réalisation d’un inventaire complet et en l’absence d’un agent de surveillance ou sans bordereau de transport. Il semble que la SODEFOR n’ait pas la capacité de contrôler les activités des entreprises privées et d’imposer des sanctions légales en cas d’infraction à la loi forestière adoptée en 2019.

En raison de cette absence d’application systématique de la loi, les exploitants forestiers illégaux de Côte d’Ivoire produisent la majeure partie du bois utilisé dans divers secteurs, ce qui entraîne une importante perte de revenus pour l’économie ivoirienne. Le ministère des Eaux et Forêts estime que les réseaux de l’exploitation forestière illégale produisent entre 15 et 30 fois plus de bois que les négociants en bois dûment autorisés, l’exploitation forestière illégale représentant ainsi plus de 33,5 millions d’euros par an.

La certification est d’un coût prohibitif pour la plupart des agriculteurs et des coopératives auxquelles ils appartiennent

Au niveau mondial, des interventions ont été menées pour lutter contre la dégradation de l’environnement liée à la production de cacao, notamment l’exploitation forestière illégale. La demande des consommateurs de cacao sur le marché mondial a conduit à la certification du cacao, une nouvelle approche utilisée par les sociétés multinationales impliquées dans l’industrie cacaoyère internationale pour garantir la durabilité du secteur cacaoyer. Encouragée par les débouchés sur le marché international, la certification dans le secteur du cacao a suscité l’intérêt et le dynamisme dans les coopératives de production de cacao en Côte d’Ivoire depuis la fin des années 2000.

Cependant, certaines coopératives ont indiqué à ENACT que la certification les limitait à des marchés de niche tels que le commerce équitable ou l’agriculture biologique. La certification est d’un coût prohibitif pour la majorité des agriculteurs et des coopératives ou associations auxquelles ils appartiennent. Quant à ceux qui en ont les moyens, les chercheurs d’ENACT ont entendu dire que leur rémunération pour les fèves certifiées ne valait pas les efforts déployés pour obtenir la certification. La Coopérative agricole Mawobé de Yére Yére (CAMAYE) a informé ENACT que la demande de ce marché de niche représente un volume total d’environ 300 000 tonnes sur la production annuelle actuelle de la Côte d’Ivoire de plus de 2 millions de tonnes.

Parmi les engagements officiels pour le respect des normes internationales qui influencent le processus de certification en Côte d’Ivoire on peut citer le Règlement de l’Union européenne sur le bois et la Déclaration de New York sur les forêts. Ils témoignent d’une volonté politique de haut niveau, mais sont sapés par une application insuffisante de la loi. Les réseaux de criminalité organisée peuvent ainsi exploiter l’expansion de la culture du cacao dans les forêts, les pratiques frauduleuses et la corruption des fonctionnaires qui acceptent des pots-de-vin à chaque étape de la chaîne d’approvisionnement en bois : l’exploitation, le transport et la vente.

En outre, les représentants de la société civile, qui considèrent la production durable de cacao comme une solution à la déforestation et à l’exploitation forestière illégale, affirment que la loi sur les forêts porte préjudice aux producteurs de cacao locaux qui souhaitent préserver les terres forestières. La loi accorde des concessions de 24 ans aux multinationales productrices de chocolat dans certaines zones forestières protégées. Les concessions sont accordées à ces sociétés étrangères dans l’espoir que le développement des infrastructures et les bonnes pratiques agricoles favoriseront le reboisement afin d’atténuer l’exploitation forestière et le commerce illégal du bois.

Financés par de mystérieux investisseurs et coordinateurs, des « artisans » exploitent illégalement les forêts ciblées par les producteurs de cacao

Les dispositions de cette loi sont sans doute contradictoires avec l’article 12 de la Constitution ivoirienne qui empêche explicitement l’accès des personnes morales à la propriété foncière rurale. Pour que la loi sur les forêts autorise ce type de concessions, bien qu’il ne s’agisse pas expressément d’un droit de propriété, l’esprit de cette disposition constitutionnelle a été sérieusement détourné. Le reboisement est abordé dans la Politique nationale de conservation, de réhabilitation et d’expansion des forêts adoptée par le gouvernement en 2018. L’objectif clé de cette politique est de restaurer la couverture forestière sur 20 % du territoire national d’ici 2030 dans les zones protégées, dont les producteurs de cacao sont encouragés à s’éloigner. Elle comprend un ambitieux plan directeur de 940 millions d’euros visant à dissuader la déforestation liée au cacao et l’exploitation forestière illégale.

Cette politique a également pour objectif de décourager les agriculteurs de défricher les forêts vierges pour s’étendre en produisant du cacao de qualité. Le plan prévoit d’améliorer la gouvernance des forêts par la culture durable du cacao grâce à des mécanismes tels que l’Initiative cacao et forêts. Accroître la mise en œuvre de ces initiatives tout en réévaluant ses lois et politiques afin d’éviter les erreurs qui pourraient entraîner une nouvelle déforestation est une première étape essentielle pour la Côte d’Ivoire. En outre, la lutte contre les pratiques frauduleuses qui encouragent le commerce illégal du bois doit être une priorité, car il pourrait s’agir de l’angle mort qui sape les efforts louables déployés pour parvenir à une culture du cacao durable.

Allan Ngari, coordinateur de l’Observatoire régional du crime organisé du projet ENACT pour l’Afrique de l’Ouest, et Deo Gumba, consultant en recherche, projet ENACT

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