En Afrique, des groupes criminels organisés et des terroristes s’adonnent régulièrement à des vols de bétail transnationaux à des fins commerciales illicites. Cette source de financement illégale est une forme de gouvernance forcée et un moyen d’exercer une domination sur les populations locales. L’argent issu de la vente du bétail volé sert à financer l’achat d’armes et de fournitures et à recruter des combattants.
Les vols sont de plus en plus récurrents et violents. Et lorsqu’ils sont perpétrés au-delà des frontières nationales par des groupes tels que Boko Haram, ils illustrent clairement le lien entre terrorisme et criminalité dans le bassin du lac Tchad.
Selon une évaluation récente menée par ENACT et le Comité des chefs de police d’Afrique centrale (CAPCCO), le vol de bétail constitue une activité criminelle à combattre en priorité dans la région. En outre, les données du projet Armed Conflict Location & Event Data (ACLED) révèlent que les vols commis dans les régions frontalières du Cameroun et du Tchad par Boko Haram sont passés de deux incidents en 2015 à 131 en août 2024 (voir graphique). 390 incidents et 146 décès ont été enregistrés au cours de cette période. Ces chiffres sont fournis par les groupes locaux et les médias, et il se peut que certains incidents n’aient pas été signalés.
Le lac Tchad, les fleuves Logone et Chari et les zones environnantes sont des terrains favorables au vol de bétail. Du fait de la présence d’eau et de pâturages, ces zones sont des pôles d’attraction naturels pour les communautés pastorales, surtout en temps de sécheresse, lorsque d’autres régions sont confrontées à des pénuries d’eau. Les bergers conduisent souvent leurs troupeaux dans ces vallées fertiles pendant la transhumance (migration saisonnière) pour les faire paitre.
Ces déplacements prévisibles et la concentration des éleveurs et du bétail dans une superficie restreinte augmentent les possibilités pour les voleurs de planifier et mettre à exécution des attaques ciblant un maximum de têtes de bétail. Les groupes criminels opèrent librement dans les terrains marécageux et les zones difficiles à surveiller pour les autorités.
Des recherches récentes menées sur le terrain par ENACT révèlent que Boko Haram participe également aux activités de vol de bétail dans les régions frontalières entre le Tchad et le Cameroun, car la base du groupe se trouve à proximité de cette zone. Le vol de bétail constitue l’une de ses principales sources de revenus et un élément essentiel de sa stratégie globale de maintien de ses capacités opérationnelles.
Un expert de l’université camerounaise de Maroua a déclaré à ENACT : « Le vol de bétail est une source considérable de financement des groupes armés. Si une bête vaut 200 000 francs CFA et qu’un groupe terroriste en dérobe 25 000 sur une courte période, la valeur totale du butin sera de 5 milliards de francs CFA. »
Dans les régions où Boko Haram exerce une forte influence, le vol de bétail lui permet d’assujettir les populations locales par le biais de stratégies coordonnées.
Le groupe se livre à des raids directs et violents sur les communautés pour s’emparer du bétail ou kidnapper les éleveurs et leurs troupeaux. Les terroristes exigent ensuite une rançon pour la restitution du bétail. Un ancien gouverneur provincial et ministre de N’Djamena a confié à ENACT que les communautés sont menacées sur le plan économique, car elles doivent respecter les exigences de Boko Haram ou payer des frais de protection pour éviter d’autres attaques.
Une autre stratégie consiste à imposer une taxe illégale sur le bétail aux communautés pastorales. Interrogés par ENACT, des bouchers de Bongor, au Tchad, ont déclaré : « Boko Haram a mis en place un [système] d’imposition auquel sont assujettis les éleveurs. En cas de refus de paiement, ces derniers sont tués et leur bétail est confisqué et confié à un tiers pour être revendu. »
Boko Haram a intégré une nouvelle stratégie à son mode opératoire : « l’aller-retour du bétail ». Cette tactique qui exploite les lacunes des systèmes juridiques et commerciaux permet aux brigands de tirer parti du bétail volé en toute discrétion. Les voleurs ciblent généralement des communautés vivant dans des zones où la sécurité est précaire et où le pastoralisme constitue le principal moyen de subsistance.
Pour échapper aux forces de l’ordre, les terroristes éloignent le bétail volé des lieux du crime et le transportent souvent au-delà des frontières nationales ou étatiques, ce qui complique les enquêtes des autorités. Selon un responsable militaire camerounais, « les bêtes sont parfois conduites au Nigeria, où elles sont échangées contre d’autres bêtes afin de brouiller les pistes. Les voleurs les ramènent ensuite sur les marchés du Cameroun. »
Le bétail volé est principalement acheminé vers le Nigeria, plus grand marché de bétail de la région, explique l’ancien gouverneur provincial. Les voleurs vendent le bétail sur les marchés locaux et régionaux ou à des acheteurs peu méfiants. Ces bêtes sont mêlées à d’autres, acquises légalement, et vendues aux prix en vigueur, souvent par l’intermédiaire de réseaux commerciaux informels.
« La vente de bétail pour acheter des armes et des fournitures et pour recruter des combattants crée une relation symbiotique entre le vol de bétail et les insurrections », déclare un expert universitaire interrogé par ENACT. La région des trois frontières regorge de possibilités de lutte contre cette activité criminelle organisée complexe.
En améliorant les mesures de sécurité existantes, l’État, les forces de sécurité, la Force multinationale mixte (FMM) et les communautés pastorales peuvent élaborer une stratégie globale pour réduire le vol de bétail et favoriser la stabilité et la sécurité économique dans la région.
Les forces de sécurité et la FMM peuvent collaborer avec les communautés locales pour mettre au point des systèmes d’alerte précoce fondés sur les connaissances traditionnelles et les technologies modernes (telles que des alertes par téléphone portable ou des radios communautaires) afin de signaler rapidement les vols de bétail ou les mouvements suspects.
La police et l’armée peuvent se doter d’unités spécialisées dans le vol de bétail. Grâce aux technologies modernes de suivi, aux drones et à la surveillance par satellite, ces unités peuvent surveiller les mouvements de bétail au-delà des frontières et appréhender les malfaiteurs dans les zones reculées.
En outre, les communautés pastorales peuvent créer des groupes d’autodéfense légaux, officiellement reconnus par l’État. Ces groupes devraient recevoir une formation adaptée sur l’utilisation de méthodes militaires cinétiques et de méthodes non létales afin de récupérer le bétail et prévenir les cas de vol. Des mécanismes de contrôle adéquats doivent garantir que ces groupes fonctionnent conformément aux cadres juridiques.
Les partenaires de développement internationaux peuvent fournir des technologies de pointe, à l’instar de colliers de repérage par GPS pour le bétail, de drones de surveillance et de systèmes d’enregistrement numérique. Ces dispositifs permettront aux forces de sécurité et aux communautés de suivre les déplacements du bétail et de prévenir les vols.
Alors qu’un accord entre la Coopération des chefs de police d’Afrique de l’Est (EAPCCO) et le CAPCCO prévoit une coopération en matière de lutte contre la criminalité transfrontalière et le renforcement de la sécurité régionale, le protocole de Mifugo traite spécifiquement de la collaboration régionale dans la lutte contre le vol de bétail, y compris à l’échelle transfrontalière. Ces cadres proposent aux autorités des pays concernés une stratégie pour relever efficacement les défis communs, tout en faisant progresser la paix, la sécurité et le développement.
Oluwole Ojewale, coordinateur de l’Observatoire du crime organisé en Afrique centrale, ENACT, ISS Dakar, et Raoul Sumo Tayo, chercheur principal, Observatoire du crime organisé en Afrique centrale, ENACT, Yaoundé, ISS
Image : Dominique Mercier / Water Alternatives Photos / Flickr